Après la publication des cahiers noirs, que faire de Heidegger ?

Entretien avec Joseph Cohen & Raphael Zagury-Orly philosophes, auteurs de L’adversaire privilégié. Heidegger, les Juifs et nous

© Maya Bloch, Untitled (Three Figures), 2011, Acrylic on canvas
Courtesy Litvak Contemporary

Autrement
par Stéphane Habib

C’est une chance d’avoir, dans les colonnes de Tenou’a, cet échange intense entre les auteurs de L’Adversaire privilégié, Raphael Zagury-Orly et Joseph Cohen et notre si précieux rédacteur en chef (il aime tant que je le nomme), Antoine Strobel-Dahan. Une chance parce que le livre dont ils s’entretiennent, à n’en pas douter, fera date.

C’est que, jusque-là, à propos du philosophe Martin Heidegger, on a beaucoup écrit, on s’est beaucoup disputé, on s’insulte même fréquemment, on déclare qu’il ne faut plus l’étudier, on profère qu’on ne peut pas ne pas méditer ses pensées, on rappelle qu’il eut sa carte du NSDAP, on fait comme l’inénarrable Zemmour avec Pétain en expliquant qu’en fait c’était pour mieux aider les Juifs, mon enfant, on l’enveloppe de ce mystère selon lequel ses plus prestigieux étudiants étaient juifs (suit une liste de noms inoubliables) et que son aimée secrète l’était également.

Mais en s’empêtrant dans ces pseudo-arguments, on oublie de retourner aux textes, rien qu’aux textes et à leur étude microscopique. Ce faisant, Cohen et Zagury-Orly accomplissent un geste d’une profondeur et d’une netteté jamais atteintes. Ils mettent en lumière ceci. Qu’antisémitisme n’est pas un terme suffisamment coupant pour qualifier l’opération de Martin Heidegger sur les Juifs. Et c’est pourquoi il leur faut user du mot « forclusion ». Forclusion vient de la vieille langue du droit, il ne signifie pas simplement le rejet ou l’exclusion, mais quelque chose comme la déchéance dont on ne comprend toute la violence (car il s’agit par la force de maintenir dehors) qu’en entendant ce que Lacan en fait résonner pour décrire un mécanisme psychique très subtil : «Est forclos ce qui est rejeté avant même d’avoir été intégré».

Qu’est-ce donc que la forclusion des Juifs chez Heidegger ? Sans doute, oui, sans aucun doute après lecture de ce livre, le point vif et nécessaire à la construction de son édifice philosophique. Voilà une secousse profonde dans l’histoire de la pensée.

Je me souviens que Nadia Yala Kisukidi rappelle, dans « Décoloniser la philosophie »*, que le philosophe Fabien Eboussi Boulaga montre comment la locution «philosophie occidentale» constitue un «pléonasme».

Avec Raphael Zagury-Orly et Joseph Cohen, il faut désormais convenir que non seulement l’antijudaïsme théologique, non seulement l’antisémitisme, mais encore la forclusion des Juifs sont constitutifs d’une des pensées les plus marquantes de la philosophie occidentale.

Pour penser cela, il faut encore la philosophie – autrement.

*Présence Africaine 2015/2 (n° 192)
Stéphane Habib est philosophe et psychanalyste

Antoine Strobel-Dahan : Ce livre est celui d’une génération de philosophes, dont vous êtes, très marquée par Heidegger. Avant de commencer, pourriez-vous nous rappeler qui est Heidegger pour la philosophie occidentale, et française en particulier ?

Raphael Zagury-Orly Sans vouloir nécessairement dire que c’est le plus grand philosophe du XXe siècle, c’est certainement un philosophe incontournable. C’est celui qui repose à nouveaux frais la question fondamentale et néanmoins « oubliée » de la philosophie, celle du sens et de la vérité de l’être. Heidegger est même celui qui va le plus loin au XXe siècle dans la reformulation de cette question. S’il est « l’adversaire privilégié », pour nous, c’est parce que, tout en reposant la question foncière de la philosophie de la manière la plus profonde, jusqu’à la re-détermination de l’humain qui se livre à cette question, de l’histoire de cette question, de la vérité qui se donne à même cette histoire, il engage aussi l’un des plus puissants, sinon le plus puissant, antisémitisme de cette histoire.

Joseph Cohen Cette question est intéressante. Il y a le Heidegger qui aura animé toute l’histoire complexe de la phénoménologie et de la post-phénoménologie en France, « l’existentialisme », etc. Mais il y a aussi, et ce sans contradiction, le Heidegger qui, en posant la question fondamentale de la métaphysique, représentait quelque chose comme un secret. Heidegger, en effet, est perçu comme détenant le secret de la question « impensée » de l’histoire de la philosophie. Or que se logeait-il dans ce secret ? Dans ce livre, nous tentons de montrer en quoi, au cœur secret de la pensée de l’être, Heidegger engage une forclusion du judaïsme de l’Histoire qui l’amène, en 1941, à cette idée abjecte mais – et nous le montrons – indissociable de son geste, d’« auto-annihilation » du judaïsme. C’est dire que Heidegger efface la judéité tout entière en fixant cet effacement dans un mutisme absolu.

ASD Si le but recherché est la négation de la judéité, si une partie de la réponse à atteindre est connue à l’avance, la question ainsi reformulée n’est-elle pas tout simplement faussée ?

JC Nous avons ainsi vu se révéler au fur et à mesure de l’écriture de ce livre qu’il y avait quelque chose dans la judéité qui demeurait impensable pour Heidegger. C’est précisément cet impensable que nous avons cherché à déployer. Le judaïsme n’est pas simplement un impensé pour Heidegger, comme il pouvait l’être pour un Kant ou un Hegel dont l’antijudaïsme est profond. Pour Heidegger, il est fixé dans l’impensable. Alors nous nous sommes demandé ce qui se loge dans le judaïsme pour qu’il soit ainsi déterminé par Heidegger.

RZO En ce sens, nous nous sommes demandé pourquoi le judaïsme n’est-il pas pensé comme une herméneutique parmi d’autres, pourquoi n’a-t-il pas le même statut que le christianisme ou, plus généralement, que le théologique ? Heidegger n’engage nullement avec le judaïsme une critique du théologique comme il le fera avec le christianisme. Pour Heidegger, le judaïsme ne renferme nulle autre possibilité en lui que sa forclusion de l’Histoire et « auto-annihilation » dans l’Histoire.

ASD Quelle est cette affaire des Cahiers noirs qui a provoqué tout à la fois une défense farouche de Heidegger – il n’est pas antisémite, il critique le nazisme – et une attaque déterminée – il faut le bannir (comme si l’on pouvait occulter que sa pensée a impressionné la philosophie) ? Or vous faites un pas de côté de ce débat. L’antisémitisme des Cahiers noirs est-il à ce point une révélation 

JC Les Cahiers noirs sont des notes personnelles de Heidegger de 1931 à 1975, des cahiers privés qui avaient vocation à être publiés comme point d’orgue de ses œuvres complètes et que, tant les pro- que les anti- se sont appropriés pour appuyer leur thèse – l’antisémitisme ou le non-antisémitisme de la pensée heideggérienne. Il faut noter que, dans les quelque cinq mille pages des Cahiers noirs à ce jour publiées, il n’y a guère qu’une quinzaine de passages sur le judaïsme, jusqu’à cette note finale de 1941, dans laquelle il formule l’« auto-annihilation » du judaïsme qui est déjà sans histoire, sans monde et sans sens de l’être. Or cette quasi-absence du judaïsme dans les Cahiers noirs indique clairement l’aphasie qu’impose Heidegger sur la voix judaïque dans l’histoire de la pensée.

RZO C’est vrai que notre livre parle des Cahiers noirs, mais il s’intéresse aussi à des textes de Heidegger bien moins connus et où le judaïsme est bien plus présent que ce qu’on a bien voulu voir. Lorsque nous étions étudiants, on nous disait que, chez Heidegger, il n’y avait pas un mot sur le judaïsme. Mais ses textes de jeunesse (ceux par lesquels il commence à formuler sa question de l’être) en sont puissamment travaillés. Heidegger y engage en effet le geste de forclusion du judaïsme de l’Histoire. Ce qui explique aussi ce silence imposé sur le judaïsme dans ses notes personnelles ultérieures, celles qui accompagnent la création de sa pensée.

ASD Pour autant, on ne peut pas dire de Heidegger qu’il est celui qui amène l’antijudaïsme dans la philosophie occidentale. Cette pensée ne s’est-elle pas aussi construite à l’aide de cet antijudaïsme ?

RZO Évidemment l’antijudaïsme de Hegel ou de Kant, de Fichte et d’autres encore, ne fait pas de doute. Mais Heidegger va tellement loin dans l’antijudaïsme qu’il pose une rupture radicale, il finit par s’éloigner de l’antijudaïsme philosophique. Nous nous sommes même demandé si on peut encore parler d’antijudaïsme et d’antisémitisme. Ce n’est pas un antijudaïsme au sens de la théologie chrétienne. Ce n’est pas un antisémitisme au sens des théories nazies de la race. Or une des grandes difficultés dans ce livre, c’était de montrer en quoi et pourquoi Heidegger va-t-il si loin dans l’exclusion du Juif à qui il ne reconnaît aucune présence dans l’histoire de la vérité de l’être. Notre idée, notre soupçon aussi, c’est que Heidegger pressentait quelque chose dans le judaïsme – dans le messianique, le rôle et le statut de la Loi, et peut-être surtout dans un certain rapport à la justice et à la singularité de l’événement historique – qu’il fallait, au nom de la pensée de l’être elle-même, de la philosophie donc, le nier de manière radicale et sans retour.

ASD Il y a un débat qui dépasse largement la philosophie et qui est complexe : celui de l’adhésion de Heidegger au nazisme – comme tout universitaire allemand alors. Certains de ses partisans mettent en avant sa critique du nazisme. Sauf que sa critique n’est pas celle de l’erreur de cette effroyable théorie du complot qu’est le nazisme, mais de sa médiocrité, en ce qu’il ne va pas assez loin, que le nazisme ne lui apparaît pas à la hauteur de l’esprit de l’Allemagne…

JC Il est vrai que Heidegger engage, après avoir été un Recteur enthousiaste de l’université de Fribourg en Brigsau de mai 1933 à avril 1934, une certaine critique du nazisme en allant jusqu’à écrire, dans ses Cahiers noirs, que celui-ci est un principe barbare. Mais qu’entendait-il, lui-même, dans et par cette « critique » ? Elle lui venait d’une idée plus haute et irréductible au nazisme, à savoir l’alémanité en ce que seule celle-ci pouvait traduire authentiquement les paroles originaires et grecques de la philosophie. Sa « critique » du nazisme ne faisait que souligner en quoi le nazisme aurait pu s’élever à cette tâche essentielle au lieu de se perdre dans la bureaucratie administrative. Deux choses cependant qu’il nous est appartenu de marquer : d’abord, en « critiquant » le nazisme, Heidegger réserve toujours une possibilité insigne pour lui de se tourner au-delà de ce qu’il est et vers ce qu’il aurait pu être. Et secondement, cette « critique » méta-politique du nazisme n’affecte en rien le statut dans lequel sa pensée se sera employée à fixer le judaïsme. Autrement dit, Heidegger en « critiquant » le nazisme marque aussi – voire marque davantage – l’effacement judaïsme de l’Histoire.

ASD Soit, mais le projet du nazisme est précisément d’effacer les Juifs, et jusqu’à la trace de la possibilité de l’existence des Juifs un jour dans l’Histoire, ce qui est métaphorisé par le déversement des cendres des corps juifs dans la Vistule, là où il ne se passera rien que la dissolution, la disparition de la trace des corps des Juifs. Pour autant, il ne nous viendrait pas à l’idée de dire que le nazisme n’est pas antisémite. Et si cette négation heideggérienne de l’être juif constituait la forme la plus absolue possible de l’antisémitisme ?

JC Effectivement. Et Heidegger joue sur cette réduction au silence en ce que le mot juif se voit tout entièrement éteint dans l’histoire de la vérité de l’être. Songez que lors de sa conférence de 1949 à Brême où il évoque, comme en passant, les « camps d’extermination », il ne nomme jamais les Juifs. Et cela marque tout une philosophie de l’Histoire où Heidegger se refuse de penser la singularité d’un événement historique.

ASD Lorsqu’il parle de la « machination inessentielle » du judaïsme, de cette manipulation sans être, mon premier réflexe est de me demander si c’est de l’ironie ou de la paranoïa.

RZO J’éviterais absolument ces deux termes. Il nous semble très important de ne pas penser Heidegger en termes d’ironie ni de paranoïa, parce qu’il s’agit d’un geste philosophique, profondément ancré dans l’histoire de la philosophie, ses tentations, ses tonalités, ses signifiants essentiels. C’est à ça que nous avons à faire et à ça que nous devons nous mesurer sans y voir de l’ironie ou de la paranoïa. C’est pourquoi nous soutenons qu’il ne faut surtout pas arrêter de le lire. Heidegger n’est ni délirant ni n’aura déraillé de l’idée qu’il se sera donnée de réaliser dans l’histoire de la philosophie. Il met en place une ontologie déterminée et déterminante qui aboutit à ça : l’idée d’une forclusion du judaïsme menant à ce qu’il dit être son « auto-annihilation ». C’est pourquoi nous indiquons que cette trajectoire de pensée produit cette négation au moment même où elle s’emploie à déterminer la vérité de l’être comme origine unitaire et unifiée gréco-allemande du sens, de la langue et par là même s’engage à déployer une philosophie de l’Histoire aussi bien huilée. On ne peut pas s’en débarrasser en se disant simplement non-heideggérien. Cela implique toute la philosophie. C’est douloureux certes, mais l’avenir de la pensée philosophique dépend en effet de cette prise de conscience.

ASD Le rapport à la vérité est le grand problème du complotisme. Or Heidegger exclut le judaïsme de l’histoire de la vérité. Lorsque l’on porte à ce point-là un énoncé essentiel et indispensable à la survie de sa pensée, ne doit-on pas craindre qu’alors toute la pensée de Heidegger, même lorsqu’elle n’a rien à voir avec le judaïsme, soit ombragée par cette réponse à laquelle il faudra nécessairement parvenir ?

JC Évidemment, cela affecte sa pensée tout entière. Nous dirions même qu’elle s’en voit résolument minée de telle manière qu’elle se révèle être tout le contraire de ce qu’elle prétendait être : une pensée ouverte à l’autrement. Ce qui se révèle ici, au cœur secret de cette pensée philosophique, c’est une machine hyper-technique de l’élision et de l’effacement : du judaïsme, de la singularité de l’événement historique, de la justice. Elle se voit ainsi rattrapée par une technique qu’elle dénonçait pourtant. En conjurant uniquement la langue grecque et la langue allemande pour déployer le sens et l’essence de la pensée, l’on voit en quoi et pourquoi la technique, ce n’est pas seulement, comme il l’avançait, le libéralisme, le bolchevisme, le capitalisme, le nihilisme, mais c’est aussi et peut-être surtout la pensée de Heidegger elle-même. D’où notre question : n’est-ce pas là la marque de la destruction de la pensée heideggérienne ?

Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly,
L’adversaire privilégié. Heidegger, les Juifs et nous, Galilée, 2021, 18 euros