À chacun son Autre

Dans leur monumentale Histoire des relations entre juifs et musulmans publiée en 2013 chez Albin Michel, Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb consacrent le sixième chapitre aux « Regards sur l’autre » dans la littérature et le cinéma du XXe et XXIe siècles. Cinq articles scientifiques et trois profils d’écrivains permettent de brosser un panorama de la représentation du juif et/ou de l’Israélien, de l’Arabe, du musulman ou spécifiquement du Palestinien dans la production artistique de l’autre.

Comment chacun se représente-t-il l’autre?

Dans la littérature hébraïque moderne d’avant 1948, écrit Françoise Saquer-Sabin, les romanciers ne s’intéressent pas à la dimension religieuse entre Juifs et musulmans, car l’appartenance religieuse n’a été perçue que sous l’angle de l’identité nationale. Cependant, les œuvres les plus significatives qui « disent le monde arabe » sont issues d’auteurs israéliens eux-mêmes nés dans une diaspora arabe et/ou musulmane : Sami Michaël (né à Bagdad en 1926), Shimon Ballas (né à Bagdad en 1930), Dorit Rabinyan (née en Israël en 1972, d’origine iranienne) et A.B Yehoshua. Dans ces romans, leurs quartiers sont séparés, les disparités sociales importantes et les relations sont naturellement complexes, entre méfiance et amitié et toute une palette de sentiments contradictoires. Sobhi Boustani tire un constat similaire dans son article sur la figure juive dans la littérature arabe moderne : Quand le juif apparaît, souvent en filigrane, c’est plutôt dans sa dimension politique que religieuse ou culturelle, au contraire du conflit israélo-arabe qui reste un sujet majeur. Au XIXe siècle, le juif correspond à une image stéréotypée du riche qui exploite les honnêtes gens. La création de l’Etat d’Israël en 1948 coïncide avec l’expansion du réalisme comme courant littéraire dans la littérature arabe moderne. Les personnages juifs prennent un peu d’épaisseur, clivés entre les « vieux Juifs » qui habitent la région depuis des générations et les « nouveaux juifs » présentés comme des étrangers et responsables de la fin de l’entente cordiale qui régnait entre Palestiniens et « Juifs arabes ». Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la figure juive devient plus sectaire, plus idéologique et plus militaire. Certes, il y a aussi des amants juifs et des maîtresses arabes, et vice-versa, mais leur relation se termine généralement mal (mort, exclusion, exil). Le panorama brossé par Kadhim Jihad Hassan se concentre sur la littérature palestinienne récente. Si Mahmoud Darwich propose une image nuancée et antiraciste, d’autres comme Ghassan Kanafani, affirment qu’il y a une différence entre Juifs arabes et Juifs ashkénazes.

SUBTILITÉS CINÉMATOGRAPHIQUES

Depuis la première Intifada, en 1987, et la seconde, en 2000, une nouvelle vague d’écrits palestiniens s’est fait connaître. Moins profonds ou raffinés que la génération précédente, des écrivains comme Ahmad Harb, Ibrahim Nasr Allah, Yahya Yakhlif ou Walid al-Hawdali généralisent la critique, tant à l’endroit de la politique sécuritaire et expansionniste israélienne qu’à la société palestinienne corrompue et passive. Le dernier article, rédigé par Yael Munk et consacré au cinéma israélien et palestinien, nuance le propos et montre les subtilités cinématographiques qui évitent les platitudes nationalistes. Au contraire, on relève des méthodes subversives pour représenter l’Autre dans sa dimension religieuse, complexe et unique. Trois écrivains reçoivent l’honneur d’un profil individuel : Mahmoud Darwich, Albert Memmi et Edmond Amran El Maleh, car ils font preuve d’ouverture, de pluralisme et ont œuvré pour une réconciliation sincère.
On l’aura compris, les représentations de juifs et de musulmans dans la littérature israélienne et arabe ne prêtent pas nécessairement à des débordements joyeux, bien au contraire. Ceci dit, ces articles nuancés nous rappellent une chose : la situation n’est pas bonne, mais elle n’est pas désespérée.

LES RELATIONS SONT COMPLEXES, ENTRE MÉFIANCE ET AMITIÉ, ET TOUTE UNE PALETTE DE SENTIMENTS CONTRADICTOIRES