“Au dernier survivant”

Rabbin Daniel FarHi
Sermon prononcé le 30 avril 1992, Yom HaShoah 5752

 

 

Tu seras ce mourant sur un lit d’hôpital à Jérusalem, dans une camisole blanche immaculée qui ne laissera voir de ta peau ridée qu’un numéro bleu sale sur ton avant-bras gauche.
Seul, sans famille, dans ta demi-inconscience, tes oreilles percevront les accents bruyants de l’hébreu des infirmières s’interpellant dans le couloir. Une dernière fois résonneront en toi les aboiements allemands ou polonais d’un kapo bestial, ces aboiements qui ne t’auront pas quitté un seul instant, toutes ces longues années de la deuxième partie de ta vie, celle d’«après ».
Tu seras le dernier survivant.
Je serais là pour te tenir la main et t’aider à franchir le dernier pas de tant de pas douloureux.
Je dirai pour toi ce même Shema Yisraël que les tiens ont entonné en entrant dans les chambres à gaz. Je dirai à Dieu :
« Dieu, accueille Ton serviteur ! Il est le dernier survivant de tous ceux qui connurent l’enfer d’Auschwitz ! Après lui, plus un homme, plus une femme sur terre ne pourra dire ce qu’il a vu de ses yeux. Ce numéro d’infamie disparaîtra avec sa chair. Nul ne voudra plus croire qu’on ait pu ainsi marquer des créatures créées à Ton image.
Dieu accueille cet homme qui a souffert plus qu’aucun homme n’aurait pu supporter dans son corps et dans son cœur ».

Tu seras une petite vieille à l’accent yiddish si émouvant. Tu seras pensionnaire dans une maison de retraite juive des environs de Paris.
Tes enfants et petits-enfants seront venus te voir hier dimanche. Tu auras passé une bien belle journée avec eux, en cet automne flamboyant et doux.
Comme d’habitude, tu n’auras pas osé leur parler de ce qui étreint ton cœur depuis tant d’années, depuis ces jours qui étaient ténèbres où, jeune fille à peine éclose, tu fus parquée à Drancy, puis entassée comme une marchandise vers Auschwitz. Depuis que, plus pure que le diamant, tu fus déshabillée avec impudeur, marquée, rasée, asservie ; depuis que tes yeux ont vu ta mère emmenée vers la mort, tes soeurs tuées à la tâche.
Tu n’auras rien dit à ceux que tu aimes le plus au monde, ceux à travers qui tu as reconstruit un foyer à ton retour de là-bas.
Pourtant, ces choses, tu les auras répétées jusqu’à l’agacement aux autres pensionnaires de l’établissement qui t’écoutaient d’une oreille incrédule ou distraite, ne prêtant pas attention aux propos toujours ressassés d’une petite polonaise.
Et puis, soudain, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, tranquillement installée dans ta chaise longue, en cette fin d’après-midi si douce d’Ile-de-France, tu t’éteindras.
Tu seras la dernière survivante.
Je serais là, à côté de toi. Je tiendrai ta main tiède et parcheminée surmontée d’un étrange tatouage.
Je fermerais ces yeux qui, malgré les joies de la maternité et de la grand-maternité, auront toujours eu devant eux des images affreuses et incommunicables. Je dirais à Dieu :
« Écoute, ô Dieu de tout être souffrant, sois très doux à Ta servante : elle est la dernière de ceux de Tes enfants qui ont connu la pire épreuve que jamais être humain ait connue.
Elle n’a pas déserté la foi de ses ancêtres. Elle n’a même pas voulu dire aux siens ce qu’elle a vécu, de peur qu’ils aient, ou à ne pas la croire, ou à ne plus Te croire ».

Tu reposeras sur une couche luxueuse, entouré d’un très riche mobilier.
Des serviteurs s’affaireront autour de toi, à pas feutrés, inutiles désormais, puisque, de ton coma, tu ne pourras plus leur commander quoi que ce soit. Des infirmières se relaieront pour renouveler une perfusion, rehausser un oreiller, éponger ton front, gestes vains et dérisoires.
Ta famille chuchotera sur le seuil de la porte. Un de tes petits-fils regardera discrètement sa montre en pensant à son rendez-vous manqué avec quelque belle Atalante.
Toi, enfermé dans ta presque mort, tu verras défiler le film de ta vie.
Oh ! comme ils seraient surpris tous ceux qui t’entourent obséquieusement, qui n’ont jamais connu de toi que l’image d’une réussite sociale prodigieuse, de voir cette partie de toi par eux ignorée. Pourraient-ils concevoir que le magnat de la distribution, dont le nom s’étale en énormes caractères dans toutes les villes des Etats-Unis, dont les dépenses somptuaires et la générosité ont fait les choux gras de la presse à sensation, a été un jour, dans un camp de Silésie, cette pauvre chose squelettique, en costume rayé, ployant sous des charges inhumaines, battue à mort pour la moindre faiblesse, entassée par six sur des châlits en bois d’une place, dans des baraques de 600 occupants ?
Ceux-là à qui tu laisses une fortune inestimable, sauront-ils l’employer à soigner les maux de l’humanité, à perpétuer la mémoire d’une histoire condamnée à se répéter sans cela ?
Sans réponse à ces questions, sans que tu aies repris connaissance pour adresser un adieu aux tiens, ton cœur qui battait faiblement s’arrêtera définitivement.
Quelque part, dans l’univers, un bourreau éclatera d’un rire tonitruant…
Tu seras le dernier survivant.
Je serais là, invisible, à côté de toi. J’oublierai tous les fastes du mobilier alentour pour ne voir que ta pauvre dépouille d’ancien déporté, officiellement décédé à 17h48, à New-York, ce 14 septembre 2006, en fait mort à Auschwitz 63 ans plus tôt lorsqu’il vit un SS frapper à mort son père.

Je lèverai les yeux vers le ciel, à travers la baie vitrée, et je chercherai le Dieu qui t’aura donné la force de survivre et de bâtir un empire. Je lui dirai :
« Voilà le dernier de ceux dont on dit qu’ils sont revenus de là-bas, mais qui n’en sont jamais revenus. Prends-le à Ta droite. Place-le plus haut que quiconque parce qu’il a payé ici-bas un tribut inouï à la cruauté humaine, et que ces quelques années de prospérité matérielle ne sont rien en face des souffrances qu’a endurées ce Job des temps modernes ».

Tu seras Madame Rosa de La vie devant soi. Ce sera la dernière scène où, au fond de ta cave, tu auras allumé le chandelier à sept branches et te seras entourée des photos jaunies de tous ceux qui ont compté dans ta vie avant que Romain Gary ne fasse de toi une maquerelle retraitée et déchue.
Dans le délire de ta mort prochaine, tu te reverras petite fille choyée au milieu d’une famille nombreuse dans un vieil immeuble de la rue Popincourt. La machine à coudre de ton père ronronnait toute la journée et une partie de la nuit : il n’y avait pas beaucoup à manger, mais quel bonheur que cette nichée de frères et sœurs serrés les uns contre les autres pour dormir le soir lorsqu’on avait tiré les meubles ! Vous vous chuchotiez des secrets, de ces secrets si importants pour les petits, insignifiants pour les grands.
Tu allais à l’école à côté. Tu te souviens qu’un jour on a cousu sur tes vêtements une étoile jaune hideuse avec « Juif » marqué dessus. Tu as même demandé pourquoi on ne marquait pas « juive » pour les petites filles. Et puis, un matin, alors que vous alliez tous partir à l’école (tu avais déjà ton cartable à la main), vous avez entendu frapper des coups à la porte.
Le facteur à cette heure ?
Ta mère a ouvert, et vous avez vu deux hommes habillés de noir avec un chapeau sur la tête, qui vous ont ordonné de les suivre.
Pas le temps de préparer une valise, pas de réponse à la question : « Où nous emmenez-vous ? »
Vous avez descendu les uns derrière les autres les quatre escaliers de bois ciré. En bas, deux agents de police débonnaires, en pèlerine et képi, le bâton blanc à la ceinture, vous attendaient. On vous a pris dans un autobus à plate-forme qui stationnait au coin ; vous y avez retrouvé certains de vos petits camarades. Direction Drancy, puis Auschwitz. Là-bas, tu as été séparée de tes parents et de tes petits-frères. Ta sœur et toi avez été choisies pour aller travailler. Tu n’as jamais revu les tiens.
Tu es revenue seule et folle à Paris.
Tu as vendu ton corps pour ne plus connaître la faim.
Tu as recueilli des enfants abandonnés à qui tu as donné un peu de ta tendresse bourrue. Quand tu n’as plus pu te mouvoir, ils t’ont aidée à descendre dans cette cave pour y mourir en juive.
Tu seras la dernière survivante.
Je serais là lorsque tes yeux grotesquement fardés se fermeront sur cette vallée de misère.
Les bougies déclinantes éclaireront ce décor insolite que tu te seras fabriqué pour y mourir à ton idée.
Je ne dirai rien à Dieu. J’attendrai qu’IL se manifeste pour m’expliquer le sens de vie et de ta mort. S’IL ne dit rien, j’en conclurai que devant l’immensité de ta souffrance, Sa parole, n’avait plus de sens.

Où que tu sois, quand que ce soit, je serai là avec toi, le dernier survivant.

Tu t’appelleras Yankélé ou Maurice, John ou Yitzhak, Hannalé ou Rosa, Joanna ou Madeleine;
Tu habiteras Jérusalem ou Paris, Chicago ou Moscou, Southampton ou Amsterdam.

Parce que tu seras le dernier survivant, je serai là, je te le promets.
Je te promets d’être la mémoire de ta mémoire.
Je te promets que ce que tu as enduré ne sera pas oublié de la conscience humaine.
Je te promets cette ultime justice de ne pas laisser ton nom ni ta souffrance disparaître de l’histoire universelle.
Tu étais un seul homme, une seule femme. Pourtant, c’est comme si tu avais été une humanité souffrante.
Et, parce que tu seras le dernier, ce sera mon devoir de reprendre ton martyre comme on prendrait un relais, non pour le revivre, mais pour le dire aux temps futurs, pour témoigner devant l’histoire afin qu’on n’absolve plus des criminels, pour l’enseigner aux enfants et qu’adultes devenus, ils construisent une société consciente de son passé et résolument tournée vers un avenir de justice, de fraternité et de paix.