Balade poUr celle qui va voter

Je tiens mon enfant par la main, sa petite paume dans la mienne,et nous marchons vers le bureau de vote. 

Quelques dizaines de mètres nous en sépare et quelques dizainesd’années… qui sont précisément la distance entre deux générations.

Et je pense à ce qui les relie les unes aux autres, à travers le temps et l’espace, et parfois les grands rêves ou les grandes peurs.

Sur ce chemin, je pense à ceux qui, avant moi, ont parcouru ces quelques mètres… à ceux que j’ai accompagné, enfant, dans un bureau de vote,  ma petite paume dans la leur, pour qu’ils y déposent un bulletin.

Et je me souviens de cette vieille comptine qu’on chantait à tue-tête :

« bulletin bulletin bulletin tin tin tin

tintamarre tintamarre tintamarre marre marre »

Nous marchons, mon enfant et moi, en silence… dans le même silence un peu solennel qui résonnait quand j’accompagnais mes parents les jours d’élection.

Je savais que ce moment était sacré, et presque « religieux » au sens étymologique, un temps qui nous fait nous sentir « reliés », un moment où une génération dit à la suivante : sache qu’un jour viendra ton tour.

Mais la file d’attente est longue, et je finis par dire à l’enfant : et si on chantait quelque-chose ?

Depuis des jours et des jours, un refrain me trotte dans la tête, que je lui glisse à l’oreille : «  j’ai la mémoire qui flanche, jme souviens plus très bien… »

Depuis des jours et des jours, j’écoute ceux qui créent de fausses équivalences, qui relativisent les dangers des extrêmes, ou qui menacent de ne pas se déplacer… Et j’ai envie de leur dire : t’asla mémoire qui flanche, ou tu te souviens plus très bien… de ce à quoi nous mène la nostalgie du passé, le fantasme de la pureté, la haine de l’autre ou la peur de l’étranger.

Mon enfant se faufile avec moi dans l’isoloir mais jamais nous n’avons été moins isolés. 

Il me tend l’enveloppe et jamais nous n’avons été autant enveloppés : de souvenirs, d’héritage, de fantômes du passé. Et il me semble qu’il y a beaucoup de monde autour de nous quand quelqu’un dit : « a voté ! »

Et en rentrant du bureau de vote, nous avons ri et même récité des poèmes.

J’ai parlé à mon enfant d’une poésie que je lui ferai lire un jour. 

Un homme y raconte qu’à chaque fois qu’il se rend au restaurant, il insiste pour que la serveuse ne change pas la nappe, et laissedevant lui les taches et les miettes de ceux qui l’ont précédé. Pourquoi ? Simplement, dit-il, pour se souvenir « qu’on a vécu avant lui ».

Et peut-être qu’il faudrait en faire autant aux jours de scrutin. Voter dans la conscience qu’on a vécu avant nous et que l’Histoire envoie des messages, comme des miettes sur une nappe : les enseignements d’un passé qu’il ne faut jamais oublier. 

Ne pas laisser la mémoire flancher, et se souvenir très trèsbien…

De tous ceux qui avant nous, qui ont su changer l’avenir, sans amnésie du passé. 

De l’histoire d’un pays qui a accueilli des hommes et des femmes, venus de très loin pour gagner le droit d’y voter.

C’est aussi leur souvenir qui, ce matin, me tenait par la main.

Delphine Horvilleur