“Dès la première journée, doutes et espoirs se sont mêlés”

Ismaël El Bou-Cottereau est étudiant en journalisme à Columbia dans le cadre d’un échange avec son université, Sciences Po. Dans le cadre d’un voyage pour la paix organisé par l’UEJF Sciences Po, il est allé à la rencontré de nombreux militants de la paix ainsi que des rescapés des attaques du 7 octobre. Voici son journal de bord.

16 janvier

On m’avait prévenu. Mon nom à consonance arabe pourrait poser problème. Le 16 janvier, vers 4h30 du matin, à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, l’homme chargé des passeports me bombarde de questions: “Ismaël? Juif ou musulman? Religion et nationalité de vos parents?” Je réponds: père musulman mauritanien, mère française et athée comme moi. Il me renvoie à un second entretien. Dans une petite pièce, une autre agente m’interroge sur mon père et l’islam. Nous sommes trois participants du voyage de l’UEJF Sciences Po – visant à rencontrer des activistes pour la paix – à être bloqués jusqu’à 6 heures. L’un a un prénom maghrébin, l’autre a voyagé au Liban.

C’est du racisme pur. Une assignation identitaire. Il y a quelque chose de douloureux à se voir jeter au visage ses origines – réelles ou supposées. 

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Accompagnés d’un guide franco-israélien, nous déambulons dans la vieille ville de Jérusalem. Quelques images collent à la rétine: un homme âgé portant sur son T-shirt une étiquette avec le nombre 468 évoquant le nombre de jours de captivité des otages; des Catholiques se jetant sur la pierre de l’Onction du Saint-Sépulcre pour l’embrasser et prier; quelques Juifs orthodoxes qui manifestent avec des pancartes “Oui à la victoire, non la soumission” contre l’accord de cessez-le-feu sur notre chemin pour Abu-Gosh où nous rencontrons Issa Jaber dans la mosquée. Il fut le maire de cette ville arabe de près de 10.000 habitants.  

© Azra Ersevik / Tenoua

“Quand la politique est mélangée avec les religieux, nous avons un problème”, dit-il, cheveux gris, veste de costume sombre. Il déroule un discours sur la promotion de la paix et du dialogue interreligieux entre les enfants “d’Isaac et d’Ismaël”; on l’interroge sur l’écartèlement identitaire des Arabes israéliens depuis le 7 octobre. “Il y a moins de confiance entre les Juifs et les Arabes à cause des violences, répond-il. Cela produit des décalages, mais nous sommes encore ensemble”.

Avant de le quitter, il tient à nous dire un dernier mot sur le perron de la mosquée: “Nous sommes solidaires du peuple de Gaza mais, ici, un de nos étudiants a été tué par un missile tiré depuis Gaza”

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Au sein du groupe, certaines interrogations commencent à émerger, notamment par rapport au guide qui nous accompagne dont les positions ont pu troubler: sa vision irénique de la coexistence entre Juifs et Arabes, son omission de Jérusalem-Est comme un territoire occupé, son départ soudain du consulat de France de Jérusalem quand, lors d’une rencontre, le consul évoquait les morts civils de Gaza et la violence des colons en Cisjordanie.

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Dès cette première journée, doutes et espoirs se sont mêlés. L’espoir d’un accord de cessez-le-feu et de libération des otages et la peur que les négociations déraillent; l’aspiration à une solution politique de long terme et les incertitudes sur sa faisabilité. La solution à deux États? Même le consul français dit, à demi-lèvres, ne pas y croire dans ce contexte. La paix entre Juifs et Arabes, comme tente de la construire courageusement Issa Jaber? Je repense à ces mots de ma mère: “J’ai compris que la paix était presque impossible quand nous vivions en Arabie Saoudite durant la seconde intifada et que la pire insulte était de dire ‘même un Juif ne ferait pas ça’”. La France? L’antisémitisme explose, des étudiants juifs ont peur de se rendre en cours, des lâches ne voient pas le problème. 

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17 janvier 

Rami Nazzal, lui, ne perd pas espoir. Né à Jérusalem, cet Américano-Palestinien défend inlassablement la solution à deux États, dénonce les terroristes du Hamas et l’extrême droite messianique israélienne, s’élève contre les confiscations des terres des Palestiniens. 

“Il faut arrêter de blâmer seulement un côté, dit-il lors d’une rencontre dans notre hôtel. Nous avons besoin de nouveaux leaderships des deux côtés face à ceux qui veulent anéantir l’autre camp pour s’établir de la mer au Jourdain.” Il déjoue la “faille empathique”, pour le dire avec les mots de Delphine Horvilleur; à l’heure où des antisémites crient à l’intifada dans les universités, il rappelle qu’il ne veut pas d’une nouvelle intifada car, en tant que Palestinien, il sait que cela “n’amène que de la violence”

Il conclut: “Nous sommes fatigués par les effusions de sang. Nous voulons juste vivre une vie normale.” Durant sa conférence, les notifications apparaissent sur nos écrans: l’accord de cessez-le-feu devrait avoir lieu et nos deux otages français, Ofer Calderon et Ohad Yahalomi, pourraient retrouver leurs familles. 

© Azra Ersevik/ Tenoua

18 janvier 

“La solution à deux États n’a pas le vent en poupe ici”. Lors de notre rencontre, Denis Charbit, professeur de sciences politiques, préfère “être cash”. “Aujourd’hui, ajoute-t-il, la société est focalisée sur l’immédiat. Vous ne ferez pas valoir la solution à deux États aux Israéliens en parlant de la souffrance des Palestiniens. Ils pensent que ce qui se passe à Gaza est mérité, qu’ils n’avaient pas à faire le 7 octobre”. Avant d’évoquer, devant des étudiants de Sciences Po, les manifestations des campus: “Elles ont servi la droite israélienne. Ça a fait un dégât terrible.”

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La nuit tombe sur Jérusalem; nous rejoignons des militants de gauche qui n’ont pas renoncé à se battre pour une solution politique. Ils sont membres du mouvement Standing Together, qui rassemble des Arabes et des Juifs opposés à l’occupation et à la guerre. Alors que la première étape du cessez-le-feu et de la libération des otages est censée être appliquée le lendemain, ils défilent dans les rues. “Nous sommes soulagés, mais nous ne relâchons pas la pression, dit Adda, 21 ans, activiste à Standing Together. Les seuls gagnants de la poursuite de la guerre sont le Hamas et Ben Gvir.”

Comme un symbole des fractures israéliennes, la manifestation est divisée en deux cortèges: l’un axé sur les otages, l’autre en faveur de l’accord et critique du gouvernement israélien. “Les associations demandant la libération des otages nous ont proposé de faire une manifestation avec nous dans le même cortège à condition de ne pas parler de ce qui se passe du côté palestinien. Mais pour nous, c’était impossible”, précise Adda. 

Dans le cortège de Standing Together, on croise pas mal de retraités – des hommes aux crânes dégarnis avec des  pancartes “Democracy and occupation cannot coexist” ou “Stop BB’s war!”, mais aussi des plus jeunes, casquettes rouges “End this fucking war” sur la tête. Je reconnais le rabbin Arik Ascherman qui milite contre l’occupation et pour l’humanisation des Palestiniens depuis plus de 20 ans. Je l’avais rencontré à New York en décembre dernier lors d’un reportage. Il a toujours le dos un peu voûté, sa barbe blanche, sa kippa et son imperméable noir. Il se souvient, on échange quelques mots. Il se sent soulagé mais vigilant: “c’est une trêve”, rappelle-t-il. 

Dans les rues adjacentes à la manifestation, des Juifs religieux regardent cette foule, interloqués. Deux jeunes garçons prennent à partie Noam – membre de Standing Together –, lui expliquent à quel point “les Arabes sont mauvais”. “Je n’ai pas envie de blâmer ces deux jeunes, dit Noam. Le problème, c’est l’éducation et la faillite de la politique”.

À la fin de la manifestation, un homme s’approche de notre petit groupe constitué de membres du voyage. “Vous soutenez le Hamas !” dit-il à une membre de l’UEJF qui porte un sticker violet de Standing Together. “Cette association donne de l’aide humanitaire au Hamas”, accuse-t-il. 

C’est vertigineux. Dans les universités françaises, les membres de l’UEJF sont dépeints par certains comme des génocidaires pro-Bibi.

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

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La soirée se termine dans les locaux de Standing Together. On boit des bières autour de la grande table violette entre les tracts et les mégaphones pour les manifestations; d’autres échangent sur les canapés. 

Adda explique qu’en tant que Palestinienne ayant un passeport israélien, elle ressent de l’empathie pour les deux côtés. Depuis le 7 octobre, tout est plus lourd à porter. Elle a pris une pause dans ses études. “Les professeurs ne peuvent pas faire semblant que nos vies ne sont pas impactées par la politique, raconte-t-elle. Dans mes cours, il y a des gens traumatisés par le 7 octobre, des soldats qui reviennent de Gaza, des Palestiniens qui s’inquiètent que leurs familles meurent sous les bombardements”. 

Elie, Juif israélien, nous dit qu’il a rejoint le mouvement Standing Together en mai dernier. “Avant, j’étais plus engagé contre la réforme judiciaire”. La question palestinienne était mise de côté dans ses préoccupations politiques, il le reconnaît. “Mais maintenant, on ne peut plus faire semblant de ne pas voir”. Elie ne discute pas de ses engagements avec ses parents, plus à droite. Il sait que le débat serait douloureux et difficile. 

19 janvier

David Gritz est mort le 31 juillet 2002 lors d’une attaque du Hamas à l’université hébraïque de Jérusalem. Il avait décroché une bourse pour travailler sur la philosophie de Lévinas. Près de 23 ans plus tard, nous rendons hommage à cet ancien étudiant de Sciences Po sur les lieux de l’attentat, à la cafétéria Frank-Sinatra. Nous sommes en compagnie de deux hommes qui l’ont connu dans leur vingtaine, Benjamin Canet et Noam Ohana. “C’était un garçon lumineux, dit Benjamin”. Et d’évoquer “le télescopage bizarre” avec l’actualité: “Nous avons appris que, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu, l’un des commanditaires de cet attentat va être libéré. Le Hamas a tué un copain et ils sont toujours là. Que ce salopard sorte de prison, c’est compliqué. Mais le jeu en vaut la chandelle pour libérer les otages”.

David a été assassiné durant la Seconde Intifada. Comme le rappelle Émilie, la présidente de la section de l’UEJF de Sciences Po, nous avons vu l’année dernière des militants appeler à l’intifada dans notre école. Comme une injure à sa mémoire. 

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

20 janvier

Depuis le Givat Kobi, situé à Sderot, on peut voir la bande de Gaza. Notre guide, pochette bleue à la main, nous montre des cartes de l’enclave, parle de stratégie militaire et redéploie le narratif de Tsahal: l’aide humanitaire circulerait, l’armée ferait tout pour distinguer les terroristes des civils, le raid de Rafah ne serait pas un bain de sang. En filigrane, on comprend que l’accord de cessez-le-feu, qui prévoit un retrait des troupes israéliennes, ne lui convient pas: “C’est une catastrophe, Gaza va se repeupler de terroristes”. 

Certains s’éloignent, se dirigent vers les jumelles mises à disposition. Il faut payer pour voir. Voir l’ampleur des destructions, des quartiers aplatis, un tas de cendres, des bouts d’habitations qui semblent si fragiles, comme une maquette de papier mâché décimée par une tornade de feu. C’est devenu un cimetière. 

Le guide, qui a été réserviste à Gaza et au Liban, continue son discours. Je ressens un sentiment de malaise, comme un goût métallique qui infuse. C’est insupportable ce gouffre entre les images de ce territoire dont il ne reste rien et ces mots froids, qui rationalisent l’horreur, enjambent les dizaines de milliers de morts Palestiniens; ce paysage eschatologique face à cette langue qui, pour le dire avec l’écrivain israélien David Grossman, “permet aux pays en guerre de se duper eux-mêmes pour ne pas affronter les répercussions de leurs actes”. 

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Au kibboutz Be’eri, le temps s’est figé au 7 octobre 2023. Dans le jardin d’une maison criblée de balles et incendiée, il y a un pistolet à eau et un collier de bonbons. Certaines allées sont bordées par des fleurs, des orangers. On entend le bruit des oiseaux, on sent le soleil sur nos nuques. Le kibboutz n’a pas encore été repeuplé. 101 civils habitants ont été tués sur une communauté de 1200 personnes. 

Jérémie, pull bordeaux, arme glissée dans la poche arrière de son pantalon noir, nous guide. Ce père de trois enfants, habitant de Be’eri, a survécu. 

Lorsque la sirène sonne à 6h30, ce 7 octobre, il met ses enfants dans l’abri. Encore inconscient de l’ampleur de l’attaque, il continue les préparatifs de Shabbat dans sa cuisine, fume une cigarette. Ce n’est que lorsque les bruits des explosions s’intensifient et qu’il entend des conversations en arabe qu’il comprend. Il bloque la poignée de la porte avec une chaise. Les terroristes essaient de rentrer. “Ça a duré jusqu’à 9 heures du soir”, dit-il, cachant ses yeux humides derrière ses lunettes de soleil. 

Il parle des morts, la paramédicale Amit Mann qui est venue en aide aux blessés, le docteur Daniel Levi, Ohad et Mila Cohen. Nous passons devant la maison de Vivian Silver, infatigable militante pour la reconnaissance des droits des Palestiniens. Les restes de son corps ont été identifiés par des archéologues. Jérémie la connaissait: “C’était une femme d’amour et de paix. Elle n’avait pas peur”. 
Il veut revenir à Be’eri pour reconstruire la communauté. “Sinon ce serait gaspiller cette deuxième chance”, raconte ce survivant. 

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

On lui demande s’il croit à la paix avec les Palestiniens.
“Non, ce n’est pas possible, répond-il, catégorique. On leur tend la main et ils viennent nous couper la main. Ce n’est que la mort là-bas”
“Et vous y croyiez avant le 7 octobre ?”
“Non.”

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Le bus prend la route 232, celle empruntée par les terroristes le 7 octobre. Elle longe la bande de Gaza du nord vers le sud. Les images nous reviennent – les voitures carbonisées, cette bande de jeunes qui courent dans les champs pour se sauver de cette chasse à l’homme. 

Nous arrivons sur les lieux du festival Nova, dans le désert du Néguev. Des bâtons sont plantés avec les photos des 364 victimes. Beaucoup ont notre âge. Parmi eux, Omri Ram, 28 ans, ancien étudiant en échange à Sciences Po en 2022. Nous allumons des bougies, nous lui rendons hommage. 

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

Nous nous remémorons le récit de ces corps suppliciés, des viols, des cadavres incendiés dont il ne reste que des dents. 
Nous pleurons. 

David Grossman, encore: “Nous nous souviendrons d’un monde qui a disparu avec nos êtres chers. Car avec la mort de chacun d’eux, c’est tout un monde qui s’est volatilisé. On pourrait même dire que nous avons perdu toute une culture, intime et personnelle, la civilisation miniature d’une famille avec ses propres souvenirs – ses blagues entre initiés et ses rires uniques, ses sensibilités, ses nuances, ses moments de grâce, son langage privé, compris d’elle seule. Tout ça a disparu aujourd’hui. Ou peut-être que cela n’a pas entièrement disparu, mais ne reviendra désormais que dans la chambre d’écho du deuil”. 

© Azra Ersevik / Tenoua

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Nous passons la soirée dans un camp de Bédouins pour touristes, près du désert. Assis autour du feu, nous regardons les flammes, les yeux rougis, la tête pleine des horreurs vues et entendues aujourd’hui. Chacun prend la parole tour à tour. “Je suis paumé, je ne sais plus quoi penser”, dit l’un. Un autre: “J’en sors plus amer. Avant de venir, je pensais que la paix était possible. Mais je vois que personne n’a la solution”. 

© Azra Ersevik / Tenoua

Durant presque une heure, on met tout sur la table – nos émotions, nos bribes d’histoires personnelles, nos réflexions. Il y a celle qui raconte qu’au moment du 7 octobre elle traversait un drame familial et a voulu se protéger de l’actualité;  une autre qui évoque la réminiscence des fantômes du passé de sa famille, marquée par la Shoah; celui qui nous dit sa honte d’avoir éprouvé de la haine sur les lieux du massacre.

Et il y a Anton, cheveux bouclés, parole déliée, lecteur d’Ilan Pappé. Le 7 octobre, il était à Tel Aviv, en échange universitaire. Il raconte son traumatisme à lui, les alertes à la bombe, le visionnage des vidéos du Hamas sur leur chaîne Telegram pour comprendre ce qui était en train de se passer. Il dit aussi son malaise face aux propos du guide ou de certains intervenants, les histoires et les visages manquants pour humaniser les victimes palestiniennes sans pour autant rentrer dans une compétition des douleurs. 

Alors, ce soir, on s’interroge. 

À quoi ça sert les théories en relations internationales, les débats de géopolitique de plateaux télé, ce que l’on apprend à Sciences Po pour devenir diplomate, journaliste, politique?  Face aux vies brisées, que valent les discours désincarnés?  
Qui sommes-nous pour dire au guide qu’il a tort, lui qui a vécu dans sa chair la Seconde intifada? 
Qui sommes-nous pour faire part de nos désaccords à Noam Ohana, lui qui a perdu des êtres chers et qui n’arrive pas à parler à son épouse de ce qu’il voit à Gaza, comme il nous l’a raconté?

Sommes-nous à la hauteur de ces étudiants, l’une arabe, l’autre juif, que nous avons rencontrés à l’université de Ben Gourion? “Quand elle m’a dit qu’elle s’identifie comme Palestinienne, j’ai été au début assez choqué, je pensais que c’était un message politique, qu’elle voulait un État du fleuve à la mer, nous a raconté cet étudiant juif. Puis j’ai compris que c’était lié à son histoire familiale, que son grand-père était né avant la naissance d’Israël. Il ne faut pas se sentir immédiatement attaqué. On ne peut pas changer les politiques de l’État mais on peut changer les relations humaines”. 

Et nous, à plus de 4000 kilomètres du conflit, nous en serions incapables? Beaucoup d’entre nous ont perdu des amis après le 7 octobre, ont vécu l’antisémitisme, ont vu l’apathie de leurs camarades de classe face à la haine. Pourrons-nous un jour leur reparler?

Quid de la paix? Comment faire en sorte que ce mot ne devienne pas vide, creux, naïf, répété ad nauseam sans aucune matérialisation politique? Est-ce indécent de parler de paix à des gens dont la vie est nouée au traumatisme? 

Je repense à ces mots d’Elias Sanbar, écrivain et diplomate palestinien : “La paix est aussi violente que la guerre. Dans la guerre, vous portez votre violence contre votre adversaire. Dans la paix, vous la portez contre vous-mêmes”. 

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21 janvier

Lever du soleil sur la forteresse de Massada, vue de carte postale estivale sur la mer morte… Il faut digérer la journée d’hier. Direction Tel Aviv. 

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

Quelques heures après notre arrivée, nous apprenons qu’il y a eu une attaque au couteau dans la ville. On nous conseille de ne pas sortir. 

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22 janvier 

Rami Davidian a les yeux de ceux qui n’arrivent plus à dormir. “J’ai des flashbacks, je fais encore des cauchemars”, nous confie-t-il.  Le 7 octobre, cet agriculteur de 59 ans, a sauvé plus de 750 jeunes lors de l’attaque du festival Nova. Il nous narre cette journée, l’appel reçu à 7 heures du matin d’une connaissance lui demandant de sauver Ben, un ami de son fils; cette foule qui court dans sa direction; ces jeunes qu’il ramasse; ces corps calcinés et attachés aux arbres. Il croise des terroristes, se fait passer pour un pilleur pour continuer à sortir des gens. “Au début, j’avais peur de raconter et qu’on ne me croit pas, dit-il. J’ai grandi sans papa. Quand on me demande de sauver des enfants, je le fais”. 

Rami est encore marqué par cette journée: “Ma guérison sera encore longue. J’espère qu’avec les gens biens qui m’entourent, ça ira mieux. Mais, pour l’instant, tout est encore là. Depuis le 7 octobre, je ne travaille plus. Mais je fais des conférences, je parle. Ça m’aide aussi”. 

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Quartier libre à Tel Aviv. La bulle libérale et festive – un mix entre Berlin et une station balnéaire – s’est presque vidée. À la plage, il y a peu de monde. On voit surtout les affiches des otages. 

On se pose sur le front de mer, pieds dans le sable frais, cannettes de bière à la main. Ce voyage nous a rapprochés, a agi comme un accélérateur temporel. On met de la musique, Carmen se baigne, on parle de nos histoires personnelles sans fausse pudeur. 

Nous avons de nouveau 20 ans et des poussières. 

© Ismaël El Bou-Cottereau / Tenoua

23 janvier

Dans le bus qui roule vers le Mont Carmel, Anton fait le point sur ce “voyage intense et fort en émotions”, selon ses mots: “Au début, j’ai aimé que l’on parle d’empathie de part et d’autre. Mais, quelques jours après, j’ai l’impression que cette empathie est devenue unilatérale”. Et d’ajouter, en référence à ses désaccords avec le guide: “Quand tu parles avec lui, tu comprends bien qu’il trouve que notre voyage est un truc de gauchos. Ça montre bien le gouffre, mais le dialogue est quand même possible”. 

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Le soir avant notre départ, nous faisons un dernier tour de table pour “débriefer”. On évoque les moments forts passés ensemble, les prises de paroles remuantes au coin du feu, les amitiés créées, les rencontres, les réflexions: “Comment on fait si depuis le 7 octobre les modérés ne le sont plus?” ; “On arrive à dialoguer et ça fait du bien, ça fait des mois qu’on ne fait plus ça”

Etane fait partie des derniers à s’exprimer. Il nous a fait rire durant ces huit jours. Le 7 octobre, il a toute de suite pensé que Gaza deviendrait un champ de ruines et que l’antisémitisme exploserait en France. “Être juif, c’est raconter des histoires, dit-il. On sait tous ce que l’on faisait le jour du 7 octobre”.

Lui, il se rappelle. Sa grand-mère l’appelle pour lui dire de ne pas aller à la synagogue. “Trop dangereux”. Il y va quand même, pousse la porte de sa synagogue située dans le 18e arrondissement de Paris. Ils sont censés fêter Simhat Torah – la “joie de la Torah” en hébreu. Les croyants s’interrogent: “Vous avez vu ce qui s’est passé? Est-ce qu’on fait la fête ou pas?”. Ils n’hésitent pas longtemps. Ça chante, ça danse autour des rouleaux de la Torah, dont l’un a été caché à Auschwitz. 

“On a décidé de faire la fête, la vie doit continuer”, raconte Etane. Et de conclure: “On vivra, on survivra, nous vivrons”.