Jean-Christope Attias: “Dieu n’a pas créé la nature”

Conseil lecture

Jean-Christophe Attias, Cerf, 2023, 22 €

Comment le judaïsme pense-t-il la place de l’humanité dans le monde ? C’est la (vaste) question que l’ouvrage de Jean-Christophe Attias entreprend d’explorer, à travers l’analyse – rigoureuse mais toujours accessible – de textes de la tradition juive, entrecoupée du récit du cheminement personnel de l’auteur, de l’enfant d’un père juif et d’une mère charentaise plein de questionnements au jeune adulte converti et pratiquant, jusqu’à, enfin, l’homme d’aujourd’hui, toujours passionné d’exégèse mais ayant abandonné l’orthodoxie.

L’ouvrage est sous-titré « écologie et judaïsme » mais ne vous y trompez pas : il va bien au-delà d’une réflexion sur ce que l’on pourrait appeler un « rapport juif à l’environnement ». Il aborde le sujet, bien sûr – et de façon passionnante. Toute la première partie y est consacrée. L’auteur y expose, à travers quantité de références, la relation ambiguë que les grands textes du judaïsme dessinent entre l’humanité et le reste de la Création, entre injonction à dominer et devoir de protéger, mise à distance et reconnaissance d’un lien d’interdépendance, soumission à un ordre naturel et effort de domestication.

Mais l’ouvrage de Jean-Christophe Attias traite de bien plus que du rapport juif à la nature : il ébauche un rapport juif au monde dans son ensemble. Un rapport au monde qui, montre-t-il, se construit dans une tension permanente entre, d’une part, une volonté obsessionnelle de préserver un ordre divin fondé sur la distinction et, d’autre part, l’idéal d’un monde rédimé dans lequel les contraires pourraient cohabiter dans l’harmonie. L’obsession de la séparation se traduit par une Loi visant à prévenir toute forme de confusion : entre le lin et la laine, le lait et la viande, les hommes et les femmes, et, in fine, les juifs et les non-juifs. L’horizon, néanmoins, reste celui d’une concordance, à terme, entre les nations.

L’auteur met en évidence cette aspiration à l’universel à travers plusieurs exemples, notamment un particulièrement parlant. Si le mélange du lin et de la laine (dit sha’atnez) est en général interdit, les deux fibres – fait-il remarquer – peuvent cependant être associées dans les tissus sacrés : dans les tentures du Tabernacle (le Temple portatif des Hébreux dans le désert), l’habit du Grand prêtre, et aujourd’hui encore, dans l’étoffe du tallit (le châle de prière). Comme pour nous rappeler que la nécessité d’opérer des distinctions ne valait que dans l’exacte mesure où elle permettrait l’avènement, un jour, d’un monde apaisé.

L’exemple du sha’atnez n’est qu’une référence parmi la multitude d’autres mobilisée par Jean-Christophe Attias, allant puiser tant dans les textes bibliques, talmudiques et midrashiques que dans les commentaires qu’en livrent les grands exégètes (Rashi, Maïmonide, Ibn Ezra, Abravanel et bien d’autres). Pour foisonnant qu’il soit, l’ouvrage ne se fait pour autant jamais lourd ni austère. Loin de là, il sait rester digeste grâce à l’alternance entre des passages érudits et des pages plus intimes et émouvantes, et grâce à une écriture fluide, légère, souvent même humoristique.

Il évite, enfin, l’écueil majeur que l’on aurait pu craindre, d’une approche apologétique des textes faisant de la Torah un manifeste écologiste ou féministe avant l’heure. Point ici de réécriture ni même de lecture trop sélective des textes, qui aurait pu verser dans la caricature en cherchant à tout prix à faire entrer la tradition juive dans un agenda politique ou idéologique donné. Jean-Christophe Attias fait au contraire preuve d’une remarquable honnêteté intellectuelle en présentant une vision subtile et nuancée de chaque point abordé, donnant à lire les textes dans toute leur complexité et, parfois, leurs contradictions. Une lecture à la fois stimulante et agréable, en somme, que nous recommandons à tous les lecteurs de Tenou’a !