Édito : Un chant nouveau

L’édito du rabbin Delphine Horvilleur

Ces dernières années, j’ai été, à plusieurs reprises, invitée à mener des offices dans des communautés dont je ne connaissais pas toujours les habitudes musicales. En préparation de l’office du vendredi soir, il m’est souvent arrivé de demander à quelques fidèles quels étaient les airs traditionnellement chantés dans leur synagogue. Il m’importait de respecter au mieux le minhag hamakom, les coutumes liturgiques et rituelles du lieu. « Quel air de Lekha Dodi chantez-vous traditionnellement ici, le vendredi soir ? », demandais-je fréquemment. Bien souvent, on me répondait avec assurance : l’air « normal » de Lekha Dodi !

J’ai toujours eu une immense tendresse pour cette réponse insensée. Il n’existe bien sûr pas d’air « normal » du Lekha Dodi. Ce poème liturgique de shabbath, dont les mots furent écrits par le kabbaliste Shlomo Alkabetz au XVIe siècle, connait des dizaines et des dizaines de variations musicales. Ces mises en musique sont aussi variées que les lieux où il est chanté. Aucun air n’est plus officiel ou canonique qu’un autre.

Pourtant, la plupart d’entre nous avons en tête une mélodie que nous qualifions de « normale » parce qu’elle est celle de notre habitude, l’écho de notre enfance et la mélodie de notre souvenir.
Bien souvent, les chants de notre liturgie ont, pour ceux qui les écoutent, le goût des « madeleines de Proust ». Ils se savourent comme une nostalgie délicieuse, qui ne tolère aucune variation.
Des chants ont pourtant été composés tout au long de l’histoire juive, et ont toujours été le reflet des civilisations traversées. Certains sont devenus plus prestigieux que d’autres, ou furent repris par un plus grand nombre de fidèles au point de devenir des classiques de musique synagogale. C’est le cas notamment du Kol Nidré, chanté au soir de Kippour, presque à l’identique dans la plupart des lieux de prières. Cette mélodie « canonisée » fait partie de ces quelques morceaux qualifiés dans notre tradition de miSinai, « donnés au Mont Sinaï ».

La légende affirme que ces compositions auraient été livrées à Moïse sur la Montagne de la révélation, en même temps et au même titre que la Torah. Bien entendu, ces airs n’ont rien de mélodies ancestrales ou proche-orientales. Ils sont, pour la plupart, des compositions du monde ashkénaze, datant du Moyen-Âge. Mais leur attribuer cette illustre (et divine) origine est sans doute un moyen de justifier leur pérennité à travers les générations et d’illustrer la force de leur transmission.

Pour les musicologues, ces chants, comme toutes les compositions liturgiques, sont le fruit des rencontres entre la culture juive et son environnement. Ces chants sont nourris, influencés par des voyages juifs à travers l’histoire et la géo- graphie. C’est d’ailleurs la force de la musique juive (si tant est que cette expression ait un sens au singulier) que de s’enrichir de ceux qu’elle a côtoyé.

Ce Tenou’a, consacré au chant, est accompagné d’un disque sur lequel figurent trois mélodies de shabbath. L’une d’entre elles est un air traditionnel du soir de shabbath, Yom zé Leyisrael. Les deux autres sont des compositions récentes, des airs nouveaux pour des prières traditionnelles d’accueil de shabbath. L’une de ces compositions est un Lekha Dodi écrit spécialement en 2010 par David Attelan, pour le MJLF. Cet air nouveau est régulièrement chanté dans nos offices, comme l’est d’ailleurs une autre composition du Lekha Dodi signée par un membre de notre communauté, Frédéric Bresson-Rosenmann. Chacun de ces deux Lekha Dodi est devenu, à sa manière, un air « normal » de shabbath au MJLF, l’illustration d’un principe énoncé par le Rav Kook : Hayashan Yithadesh vehaha- dash Yitkadesh, « ce qui est ancien sera renouvelé et ce qui est nouveau deviendra sacré. »