NEÏLA: ENTREZ DANS LA TRANSE

פתח לנו שער. בעת נעילת שער. כי פנה יום

En observant Yom Kippour à travers des lunettes anthropologiques, on peut décrire l’expérience totale comme un état de transe. Non, pas une transe chamanique, psychédélique, orgasmique ou onirique, mais bien un état modifié de conscience (ou EMC), c’est-à-dire un état mental différent de l’état de conscience ordinaire.
Si l’expression « entrer en transe », décrivant un état psycho-physiologique particulier, est apparue au XIVe siècle, l’état de transe est connu depuis plus longtemps. Une raison supplémentaire de croire qu’il n’est pas étranger à la pratique du judaïsme. 

Le terme « transe » tire son origine du verbe « transir » et de son origine latine transire qui signifie « partir », « passer », « s’écouler ». Il prend ensuite l’acception de « passer de vie à trépas ». Pour le spécialiste Georges Lapassade, la transe est un état second « ayant à la fois une dimension psychologique et une dimension sociale. » 

C’est justement dans cette intersection individuelle et collective que Yom Kippour peut être légitimement considéré comme une expérience de transe. Individuelle d’abord: l’absence de cinq activités corporelles conditionne le sujet: il est interdit de manger et boire, se laver, appliquer lotion et crèmes, avoir des relations sexuelles et porter des chaussures en cuir. Autant de plaisirs physiques qui nous transportent dans une autre « zone ». L’expérience collective ensuite, qui incorpore tous les sens : l’ouïe avec les chants et la liturgie spécifiques à Kippour (du Kol Nidré à El Nora Halila, sans oublier la sonnerie du shofar); le toucher, avec le port du tallit dès le début de la fête et la tradition très répandue de s’en couvrir la tête à la sonnerie de shofar finale et les petits coups qu’on se donne sur la poitrine pour confesser ses fautes (dans certaines communautés et moins fréquemment aujourd’hui, on se flagelle avec des lanières de cuir juste après l’office de l’après-midi, au moment de la confession des péchés); la vue, avec la synagogue, les Sifrei-Torah, les officiants et les fidèles habillés de blanc; l’odorat, avec les épices que l’on respire pendant la journée de jeûne, mais aussi les odeurs corporelles qui exhalent des fidèles massés dans un espace souvent devenu étroit ; le goût, ou plutôt son absence, sinon celui de la bouche asséchée et de l’haleine qui devient fétide. 

Ensemble, ces éléments contribuent à modifier notre état de conscience ordinaire, notamment la perception de l’espace et du temps, le fonctionnement de la mémoire, le sens de l’identité, la logique ordinaire, la relation avec le monde extérieur et le milieu intérieur. Dans d’autres pratiques religieuses, l’état de transe est atteint par la méditation, la relaxation, l’hypnose, le yoga, le chamanisme, etc. Quant à Yom Kippour, c’est une conjonction de pratiques (le jeûne, la prière, la confession, la liturgie spécifique et répétitive, etc.) qui lancent autant de passerelles vers une autre perspective sur la réalité, mais aussi sur notre mortalité. Comme le souligne l’anthropologue Fernand Schwarz, « l’état modifié de conscience n’est qu’un moyen pour changer de plan de réalité, il est un outil et pas un état spirituel supérieur. » 

Comment ce changement s’opère-t-il ? Comme tout autre rite de passage ou rite de transition, comme l’a décrit l’anthropologue Arnold van Gennep au début du XXe siècle et l’a développé son collègue Victor Turner dans les années 1970. La transe passe par trois paliers: elle commence par une rupture avec l’état antérieur, c’est- à-dire une séparation, même temporaire, avec sa sphère sociale habituelle. On prend congé du travail et de l’école, on s’abstient de cinq activités physiques régulières, on s’extrait de la temporalité quotidienne et on intègre un espace particulier (la synagogue). 

La deuxième étape est celle de la marge, du moment transformateur, appelé aussi « liminal » (du latin lumen qui signifie « seuil ». C’est le moment de transe proprement dit, qui s’installe et se stabilise momentanément grâce à l’intervention de forces structurantes et transformatrices (jeûne, liturgie, réunion collective, musique, etc.). Les fidèles font l’expérience de « pics » ou de « transes » à certains moments-clés de la liturgie: Avinou Malkénou, kotveinou beSefer Hayim Tovim (« Notre Père, notre Roi, inscris-nous dans le livre de la vie »); et surtout: BeRosh haShana yikatevoun, ouveyom tsom Kippour, yihatémoun (« À Rosh Hashana, vous serez inscrits et le jour du jeûne de Kippour, vous serez scellés »). Pendant cette période, le sujet est dans une situation ambiguë, incertaine, entre deux eaux. C’est précisément à ce ou ces moments, d’une durée différente pour chacun, que l’on fait l’expérience de la transe ou d’un état modifié de conscience. Un moment à la fois intime et collectif, mystique et physique, unique et répété, différent pour chacun. 

LE SUJET EST DANS UNE SITUATION AMBIGUË, INCERTAINE, ENTRE DEUX EAUX

La troisième et dernière étape de la transe est appelée agrégation. Après le passage en transe, le sujet retrouve son statut social, son environnement familier et ses activités quotidiennes. Mais il a été transformé par l’expérience liminale et son statut, même une fois réintégré dans la vie sociale, n’est pas le même qu’avant le rituel. Le fidèle a entonné les dernières supplications de l’office de Neïla, implorant Ptah lanou shaar ! (“Ouvre-nous la porte!”) et il a uni sa voix à l’assemblée affirmant Adonaï hou haElohim (« L’Éternel est Dieu »). Il a vécu une expérience transformatrice, une transe, un véritable passage d’un état de conscience ordinaire à un état modifié de conscience. Pour certains, le rituel aura pris des dimensions mystiques, voire extatiques; pour d’autres, ce sera une expérience moins forte, mais néanmoins différente, peut-être impressionnante, souvent unique. À la fin des vingt-cinq heures de Kippour, chacun a traversé, sublimé la routine quotidienne et se retrouve, changé, de l’autre côté. Suit le geste performatif ultime, Hatima tova, l’acte de sceller les noms dans le Livre de la Vie.