Épilation masculine et halakha

Il semblerait bien que la halakha n’apprécie guère que les hommes s’épilent. Cette histoire montre pourtant la formidable adaptabilité de la halakha aux temps et aux mœurs.

© Alon Kedem, Hamudi, 2017, oil on canvas, 180 x 180 cm – www.alonkedem.com

JUDAÏSME LIBÉRAL ET HALAKHA

L’une des caractéristiques du judaïsme libéral est d’avoir pris quelques distances avec la halakha. Qu’est-ce que la halakha ? Du verbe H.L.KH « marcher », elle signifie la démarche religieuse en conformité avec les règles établies depuis l’époque de la Mishna (200-220) jusqu’à la rédaction de la « Table dressée » (Shoulkhan Aroukh), de Rabbi Joseph Caro (1488-1575) qui, loin d’être un livre de cuisine, présente tous les rites de la vie juive.

Dans la lancée des réflexions de Moïse Mendelssohn (1729-1786) qui resta toute sa vie un Juif pieux mais posa la question du judaïsme et de la modernité, Léopold Zunz, Samuel Holdheim et Abraham Geiger, trois intellectuels allemands du XIXe siècle, reconsidèrent le judaïsme en se distanciant de cette halakha. On peut considérer le mouvement au sein duquel je travaille, JEM, comme l’enfant de cette pensée réformée, à partir de la création de la synagogue de la rue Copernic en 1907.

Pour autant, le judaïsme libéral français a lui aussi évolué, sans doute par l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord, plus traditionalistes ; et en tant que membres de cette communauté, nous pouvons être fiers d’être authentiquement pluralistes, c’est-à-dire d’accepter les formes plurielles de l’expression religieuse juive. La prière, la kashrout, le respect du shabbat et des fêtes, tous ces rites constituent pour la majorité – certes à des niveaux de pratiques différents – des invariants de leur identité.

Ne nous étonnons donc pas que l’on questionne aujourd’hui la halakha sur un sujet qui tient à un fil ou plutôt à un poil : l’épilation masculine. Entrons dans le vif du sujet !

LE VERSET FONDATEUR

Il est écrit dans la Torah (Deutéronome 22,5) : « Une femme ne portera pas un ustensile d’homme, et un homme ne s’habillera d’un vêtement de femme ; car c’est une abomination pour l’Éternel, ton Dieu, quiconque agit ainsi. »

Qu’est-ce que cet ustensile d’homme ? Une arme. Cette réponse est suggérée par le fait que le terme traduit par « homme » ici est guéver (et non l’habituel ish). De la racine g.b.r1 (« être puissant »), il renvoie au héros de guerre et aussi à la virilité. Que dit ce texte dans son sens obvie ? Ni la femme ne portera de signes spécifiquement masculins, ni l’homme de vêtements féminins.

Quelle logique sous-tend ce postulat ? Posons d’emblée que la Bible « angoisse » devant l’indifférencié, devant l’indéterminé. Cela nous renvoie au premier chapitre de la Genèse, l’œuvre du Commencement. L’état initial de la terre s’exprime dans le verset 2 : « Et la terre était tohu-bohu et l’obscurité couvrait la surface de l’abîme (des eaux) ». À partir de ce non-monde originel, le Créateur opère des « séparations »2 entre la lumière et l’obscurité, entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas et jusqu’à la séparation du masculin (Adam) et du féminin (Ève). Plus tard, à Babel Il sépare l’humanité en 70 peuples (Genèse. 10 et 11) et, à partir du chapitre 12, Il sépare Abraham de sa terre natale, posant Israël face aux nations. Le mouvement créationnel avance donc par distinction, par singularisation, d’où « l’angoisse » de revenir à une indistinction antérieure avec des identités aux frontières incertaines.

Ainsi s’entendent possiblement toutes les lois des mélanges interdits (kilaïm) : le lait et la viande, la laine et le lin, etc. ; et par extension, le polythéisme et le monothéisme.

En fait, du point de vue de la Torah, les identités distinctes doivent être posées, non pas pour se replier sur leur particularisme, mais afin d’établir une relation éthique que l’on peut nommer la relation « Je et Tu » pour reprendre le beau titre du livre de Martin Buber.

Dans cette logique, l’homme doit assumer sa masculinité et la femme sa féminité. Certes ce langage effraie le moderne à travers le féminisme et la réflexion genrée. Cette voix crie sa peur de la domination masculine. En ce sens cette crainte demeure justifiée car, bibliquement parlant, l’homme et la femme sont complémentaires. Car ensemble ils reçoivent la bénédiction divine : « Fructifiez et multipliez, emplissez la terre, et gérez-la » (Genèse 1,28). Les versets 25 à 28 constituent l’un des piliers du judaïsme libéral que je défends, contre une dévaluation du statut religieux de la femme dans les communautés orthopraxes.

La Bible « angoisse » devant l’indifférencié, devant l’indéterminé

Bref, dans la conception toraïque, la femme et l’homme ne sont pas interchangeables, car il y aurait « abomination ». Le terme toêva (« abomination ») est déconstruit par le midrash en toê va « il se trompe par là », quiconque affirme la permutabilité des identités.

LA LECTURE TALMUDIQUE

Le Talmud, comme souvent, va déplacer le sens littéral. Nous nous référerons à Rachi, qui synthétise en plusieurs lieux les discussions rabbiniques antérieures. « Une femme ne portera pas un ustensile d’homme : pour qu’elle ait l’air d’un homme et se mêle aux hommes, car cela peut conduire au libertinage.
Et un homme ne revêtira pas un habit de femme : Pour se mêler aux femmes et s’asseoir avec elles. Autre explication : On ne doit pas se raser les poils du pubis ni ceux des aisselles.
» (TB Nazir 59a)
Car c’est une abomination : la Torah n’interdit que les habits qui mènent à l’abomination. Gloses éloquentes! Ici le Talmud modifie la lecture littérale : l’abomination ne consiste pas à prendre les habits du sexe opposé, mais à les utiliser à des fins libertines. La mode unisexe et le kilt écossais y trouveraient ici leur justification. D’autre part, le Talmud dépasse le mode vestimentaire pour interdire aux hommes l’épilation. L’interdiction de la permutabilité irait jusque-là !
Mais si la mode unisexe peut être reconnue comme fait de société, l’épilation masculine à des fins purement esthétiques ou sociales ne pourrait-elle pas aussi revendiquer sa place ?
Étonnamment, voici la réponse de l’un des deux grands rabbins d’Israël actuels, le Rav Yitzhak Yossef.

UNE RÉPONSE HALAKHIQUE MODERNE

« Le Tour Shoulkhan Aroukh3 (Yoré Deâ182) rapporte au nom de Rambam (Maïmonide) que nos sages n’ont interdit le rasage des aisselles et du pubis pour les hommes, que dans les pays où seules les femmes le pratiquent. Mais si les hommes le pratiquent aussi, alors point d’interdit. Et la Prisha explique que si c’est un fait répandu par les Gentils d’agir ainsi, alors on tient compte de cette coutume, pour en conclure qu’il ne s’agit pas d’une seule conduite féminine. Et même si certains décisionnaires s’opposent à cette pratique, on peut ne pas les écouter, car dans ce domaine tout dépend du lieu et de l’époque.
Et puisqu’aujourd’hui ces conduites d’épilation se sont développées dans nos pays aussi par des crèmes ou l’usage du laser, alors tout est permis pour les hommes comme pour les femmes ; même pour la seule raison esthétique. Et bien sûr, il est tout aussi permis de supprimer sa barbe ou sa moustache pour les mêmes raisons ; et cela ne tombe pas sous le coup du verset : et un homme ne s’habillera pas etc.
»

Il est intéressant de constater qu’une halakha peut tenir compte des évolutions culturelles, non pour courber la culture vers elle, mais pour suivre la conduite générale. Par-delà la question de l’épilation, les nouveaux faits de cultures ne pourraient-ils, au nom de la halakha, (et non pas contre elle), envisager son adaptation dans un monde si différent de celui de l’Antiquité ? Le judaïsme libéral ne porterait-il pas une forme de halakha pour notre temps ?

1. Que l’on retrouve dans le prénom Gabriel « Dieu est ma force » et dans la formulation musulmane : Allah hou hagbar « Dieu est puissant ».
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2. La cérémonie de fin du shabbat se nomme Havdala « Séparation », qui sépare le shabbat des jours de la semaine. De même le Kiddoush marque la séparation entre les six jours du travail et le septième jour de la cessation sabbatique. Le Kiddoush marque une séparation, mais aussi une élévation, d’où la notion de kéddousha, « sainteté » plutôt que séparation.
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3. Tous les ouvrages cités font référence à des commentaires traditionnels du Talmud.
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