Guillaume Ribot, la photographie en témoignage

Entretien

Vous êtes un des photographes les plus renommés des lieux du génocide juif. Comment cela a-t-il débuté ?

Je suis allé à Auschwitz en tant que reporter, en suivant une classe de collégiens qui se rendait sur place. Lorsque je suis arrivé avec mes photos le lendemain en conférence de rédaction, on m’a demandé : « Alors, c’était comment Auschwitz ? ». Cette question a été révélatrice pour moi, du fait que j’avais manqué quelque chose. Je me suis questionné par rapport au lieu, je me suis documenté, j’ai beaucoup lu et j’ai décidé d’y retourner, seul, pendant dix jours, de prendre le temps de voir, d’observer, d’attendre, de chercher aussi comment dépasser l’image habituelle du barbelé, du pylône, du rail. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas grand-chose à photographier, qu’on approchait très peu une réalité. Ce qu’on peut photographier, ce ne sont que des traces, autrement dit le pivot entre la mémoire et l’oubli. Lorsqu’on marche dans Birkenau, que l’on va au fond du camp, derrière le Bunker 2, sur les lieux de la mise à mort, on se rend compte que la mémoire du génocide est très peu visitée, parce que ce sont des lieux vides : on est confronté à des champs, à de l’herbe. Et encore, là, nous sommes à Auschwitz-Birkenau. Le vide est encore plus flagrant en Ukraine, en Biélorussie où il ne reste rien.

Lorsque vous avez accompagné Patrick Desbois au début de son travail sur « La Shoah par balles », vous avez rencontré des témoins oculaires, qu’est-ce que cela change ?

Aux côtés de Patrick Desbois, j’ai rencontré plus de mille témoins. Dans la plupart de ces lieux, il n’y avait pas de mémorial, ou alors c’étaient des mémoriaux soviétiques. C’était surprenant tellement cela se faisait simplement : nous frappions à une porte : « Bonjour, étiez-vous là pendant la guerre? » Et les gens commençaient à raconter avec cette chose très particulière : pour la plupart, ils racontaient pour la première fois. Souvent, ils nous demandaient : « Pourquoi n’êtes-vous pas venu avant? » Pour faire ces portraits, j’avais pris le parti de cadrer extrêmement serré sur les regards, sur ces yeux qui ont vu. Au fil des témoignages, les horreurs s’accumulaient, à tel point que nous nous demandions quand cela allait cesser. Mais il faut comprendre que leur témoignage est la seule chose qui reste là-bas, il n’y a rien d’autre.

Pourquoi est-il important de continuer à parler de la Shoah, à l’enseigner ?

Je voudrais vous parler de mon expérience, parce que je vais souvent dans des collèges et lycées montrer mes films, parler avec les élèves. Il n’est pas rare que des élèves manifestent qu’ils en ont « marre de la Shoah ». Il suffit alors de leur poser deux questions pour comprendre qu’ils n’en savent quasiment rien. Ils savent qu’on a mis des gens dans des trains et qu’on les a tués dans des chambres à gaz. Certains pensent même qu’il n’y a pas de preuve. Lorsqu’on leur montre qu’il y a des documents, des registres, des comptes-rendus de procès, ils semblent le découvrir. Donc il faut les amener à réfléchir. On doit continuer à en parler pour deux raisons : parce qu’il y a encore des gens qui doutent, et parce que cette histoire éclaire l’histoire de l’humanité. Il est essentiel de montrer comment, par quels processus et étapes on en est arrivé au génocide.

© Guillaume Ribot, cimetière juif de Vienne

Comment photographie-t-on des traces, comment rend-on visible, intelligible, ce presque rien photographié ?

Sans la légende, la photographie sur la Shoah ne m’intéresse pas. Je ne fais pas d’art, pas d’esthétisation, c’est même une de mes limites absolues. Donc j’essaye juste de montrer, très frontalement, sans effet. Photographier le passé, c’est photographier du vide : on ne peut photographier que le présent, jamais le passé. Il y a des lieux où il reste des choses. Mais la Shoah peut être parfois confrontée à l’insignifiance des lieux. En tant que photographe, je dois faire avec cette insignifiance et mon rôle est de redonner du signifiant. Et il y a nombre d’écueils, à commencer par la tentation esthétique. Seule la distance peut apporter le signifiant qui manque. Pour mon premier film, je suis allé à Vienne, au cimetière juif. L’ancien cimetière juif est envahi par les ronces et, accolé, on trouve la section nouvelle du cimetière, toute proprette mais surtout vide, on n’y trouve que très peu de tombes. C’est dans ce cimetière qu’on se rend compte que quelque chose s’est arrêté et que la Shoah a des répercussions aujourd’hui. C’est-à-dire qu’il n’y a même pas la mort dans ce cimetière, parce qu’il n’y a plus personne pour mourir.

© Guillaume Ribot, cimetière juif de Vienne

À lire :
Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, avec Tal Bruttmann, Ville de Grenoble, 2005
Auschwitz, après l’ère des témoins, avec Tal Bruttmann, AFMD Isère, 2017
À voir :
Le Cahier de Susi, CRDP Grenoble, 2013
Treblinka, je suis le dernier Juif, Injam, 2016