« Il reste de la place en France pour le vivre ensemble »

De bleu, de blanc, de rouge et d’étoiles (éditions HarperCollins) est une fresque ambitieuse qui nous fait voyager de Paris à Peshawar (Pakistan) en passant par Gaza, Ko Samui (Thaïlande), la Chine et l’Erythrée. Le dernier livre de Sarah Barukh aborde aussi bien le terrorisme islamiste, les banlieues radicalisées, les milieux complotistes proches de Soral, l’exil des migrants, l’univers des ONG, les valeurs républicaines… Quelques jours après sa sortie, l’auteure, qui planche déjà sur la suite, un récit à la première personne, revient pour Tenoua sur la genèse de ce roman brûlant d’actualité.

 

HarperCollins, 2025, 13,99€

Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, le livre nous replonge dans l’atmosphère de l’époque. Que reste-t-il de l’“esprit Charlie”?

J’ai l’impression qu’il y a eu un renoncement. Pourquoi défendre la laïcité fait-il encore débat en France? Tous ceux qui alertaient à l’époque ont eu raison. Depuis lors, Samuel Paty a été tué parce qu’il donnait un cours sur la liberté d’expression. Certains professeurs parmi ses collègues l’avaient dénoncé, aveuglés par la peur d’offenser. Il y a eu l’assassinat de Dominique Bernard en octobre 2023 à Arras, poignardé par un ancien élève radicalisé. Comment peut-on encore s’interroger en France sur le droit au blasphème dans la presse?

Dix ans plus tard, on sait identifier les vrais “Charlie”, de fervents défenseurs de la laïcité. L’époque où des Tariq Ramadan arrivaient à slalomer est révolue. Un vrai clivage existe aujourd’hui dans notre société, marqué notamment par la complaisance de l’extrême-gauche face à l’islamisme. Avec des militants LFI qui prétendent incarner la défense des opprimés. Mais ce phénomène est bien plus ancien. Rappelons-nous l’affaire Dieudonné et les soutiens qu’elle a suscités à gauche. 

Depuis combien de temps portiez-vous ce livre en vous?

Depuis la marche du 11 janvier 2015. J’avais besoin ce jour-là d’être au milieu de la foule mais je me suis sentie seule. Je me suis demandé où étaient ces manifestants trois ans auparavant lorsque des enfants juifs se sont fait tuer dans une école à Toulouse. J’ai eu l’impression qu’en tant que Juifs, nous ne comptions pas. Lorsqu’on tue des enfants juifs, personne ne se lève. J’ai donc voulu montrer que des vies humaines étaient plus importantes que des idées. J’utilise le drapeau – ce petit drapeau français dans les mains d’une fillette à la marche du 11 janvier – comme fil conducteur de mon récit. C’est aussi une métaphore. Il incarne la réalité des vies humaines face à l’idéologie dans laquelle se sont enlisés de nombreux politiques et militants au moment des dernières législatives. Derrière ce drapeau, il y a aussi toute la misère du monde puisque mon livre renvoie aussi à l’usine asiatique et aux conditions de travail dans lesquelles il est fabriqué.

On peut parfois apprendre bien plus avec la fiction. Le roman permet d’aborder les colères, les peurs… Écrire un roman, c’est se mettre au niveau des émotions populaires. C’est le pouvoir immense de la littérature.

Vous avez puisé dans vos souvenirs d’enfance pour écrire ce livre…

Face à la déraison, j’avais envie de raconter une histoire à travers des vies inspirées de faits réels. Adolescente, j’ai grandi dans un quartier où la mixité était la règle. Mo, qui était le meilleur ami de mon frère, était dans la vraie vie le petit frère de Farid Benyettou, dit l’émir des Buttes Chaumont, le recruteur des frères Kouachi, qui a engagé ensuite un processus de déradicalisation. Mo venait chercher à la maison un accueil, une forme de laïcité. Il voulait avoir une vie de Français… mais il a été victime malgré lui, dès les années quatre-vingt-dix, de l’impact de la guerre civile algérienne. Celui qui a écopé de la perpétuité au procès de Charlie Hebdo, Peter Cherif, membre d’Al Qaïda, était dans la classe de mon frère. Il a fallu plusieurs années pour que je comprenne pourquoi Mo avait appris la boxe pour se défendre, pourquoi il avait fui à l’autre bout du monde… J’ai compris aussi que je n’avais pas été folle en demandant à mes parents, en 1993, de changer d’école parce que j’avais été victime d’antisémitisme. Les attentats m’ont fait revisiter mes souvenirs d’enfance.

Malgré leurs différences, les destinées de vos personnages convergent autour des attentats…

La privation de liberté, l’oppression des femmes et le terrorisme sont les leitmotive de ce récit. À chaque épisode tragique du terrorisme et des systèmes d’oppression, les femmes sont les premières victimes. On l’a vu lors des épisodes tragiques du 7 octobre avec ces dizaines de femmes violées, battues. Les principales associations féministes n’ont pas dénoncé ces violences perpétrées par le Hamas. 

Dans le prologue, figure cette scène chez le psy où vous confiez votre obsession de l’antisémitisme qui vous empêche de respirer et vous rend folle…

Oui, c’est une forme de somatisation que beaucoup d’entre nous ont vécu. J’ai voulu décrire la violence de l’antisémitisme que l’on peut vivre intérieurement, physiquement, dans sa chair. L’antisémitisme bouleverse notre rapport social aux autres, notre travail, notre façon d’être juif. Cela oblige à faire des choses terribles comme exhumer la dépouille d’un proche par peur qu’elle soit profanée. La scène du livre, où Léon déterre avec ses mains les restes de sa femme Rosa, s’inspire de la réalité. Mon père est descendu à 4 mètres sous terre pour ramasser lui-même les ossements de ses parents au cimetière de Pantin. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui un être humain s’impose un acte d’une telle violence?

Il y a une tristesse en moi qui ne partira pas de sitôt, tant que la guerre au Proche-Orient ne sera pas finie et que les otages n’auront pas été libérés. Et tant que perdurera une forme d’indifférence. Lorsque 250 lycéennes sont enlevées par Boko Haram, cela provoque un tollé international parce qu’on sait ce qu’elles s’apprêtent à subir. Lorsqu’il s’agit des violences et oppressions faites aux femmes le 7 octobre, aux femmes afghanes et yézidies, la réponse est l’indifférence.

Y a-t-il encore une place pour le « vivre ensemble »?

La France reste le berceau de la laïcité. Le couple que forment Tariq et Jeanne incarne un certain idéal. Il y a aussi une forme de fraternité entre Nawal, palestinienne, et Jeanne, juive, unies par un attentat. Je veux rester optimiste. Je vis ce mélange des cultures dans ma propre famille avec mon beau-frère, fils d’algériens musulmans. Je me bats pour montrer que ce qui nous rassemble est bien plus fort que ce qui nous oppose. On veut nous enfermer dans des narratifs funestes. Il faut faire la guerre à l’idéologie du drapeau.

Propos recueillis par Keren Lentschner-Kanovitch

  • Nathalie Azoulai
  • Victoria Géraut-Velmont

“Je raconte ce qui se passe dans l’intimité des familles françaises”

Plus d’un an après le 7 octobre, Nathalie Azoulai s’empare des répercussions du conflit israélo-palestinien sur nos vies françaises. Avec Toutes les vies de Théo, publié chez P.O.L, Nathalie Azoulai nous offre un livre qui met à l’épreuve le couple mixte. Un roman déroutant, souvent drôle, et audacieux. Une claque.
Nous l’avons interviewée sur ce qui l’avait poussée à écrire.

 

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