“Je raconte ce qui se passe dans l’intimité des familles françaises”

Plus d’un an après le 7 octobre, Nathalie Azoulai s’empare des répercussions du conflit israélo-palestinien sur nos vies françaises. Avec Toutes les vies de Théo, publié chez P.O.L, Nathalie Azoulai nous offre un livre qui met à l’épreuve le couple mixte. Un roman déroutant, souvent drôle, et audacieux. Une claque.
Nous l’avons interviewée sur ce qui l’avait poussée à écrire.

 

P.O.L., 2025, 20€

Dans votre couple ça va depuis… ?” “Toi aussi tu as perdu des amis depuis… ?” “Toi aussi tu as peur depuis… ?” sont autant de questions que l’on pose depuis… le 7 octobre 2023. Ces questions peuvent paraître intrusives et pourtant… elles n’ont jamais été aussi pertinentes qu’aujourd’hui. Car le séisme du 7 octobre et ses répercussions nous ont frappés, paralysés, isolés, rendus tristes… jusqu’à ce que l’on parvienne à en rire avec le dernier roman de Nathalie Azoulai. 

Publié le 2 janvier 2025 aux éditions P.O.L, le douzième roman de Nathalie Azoulai a déjà reçu le prix Transfuge du roman français – Toutes les vies de Théo raconte les cinq grandes décisions de la vie de Théo et en particulier sa grande histoire d’amour avec Léa, Léa Woks. 

Théo et Léa sont jeunes étudiants quand ils se rencontrent sur un stand de tir à Paris. Théo, breton et d’origine, en partie, allemande par sa mère, poursuit des études d’histoire de l’art. Il deviendra spécialiste des artistes représentant la Shoah. Léa, elle, fait des études de droit. Mais surtout, Léa est juive. Issue d’une famille d’ashkénazes survivants de la Shoah, Léa et sa famille sont des Juifs hors de la communauté : non pratiquants, c’est à peine s’ils connaissent les principes fondateurs du judaïsme. D’ailleurs, les filles Woks semblent tout faire pour s’en éloigner et épouseront chacune un breton parfaitement “goy” : Théo pour Léa, Benjamin pour Rose. 

Vingt ans de vie commune se déroulent sans heurts. Théo et Léa se marient, ont une fille, Noémie, et vivent un quotidien banal, rassurant, s’accommodant de la mixité de leur couple. La judéité de Léa, si elle n’est pas religieuse, prend une place symbolique, ne serait-ce que dans l’imaginaire de Théo et de sa mère : “En faisant face à ses deux Juives, sa femme et sa fille, il réparait, regénérait, repeuplait”. Il effaçait la dette de sa mère allemande. En ayant une enfant juive, il allait même plus loin : la petite Noémie faisait de Théo “un juif” et de sa mère, “la mère d’un juif, donc une mère presque juive”. 

Puis survient un événement bousculant toutes les convictions et fondations de ce couple : les massacres du 7 octobre 2023. Le roman de Nathalie Azoulai, alors au rythme rapide, prend soudain le temps de décrire la rupture, les incompréhensions, la “ghettoïsation” d’une partie des Juifs de France. Sans tomber dans le pathos, bien au contraire, ce livre est drôle et déstabilisant, il nous force – malgré nous – aux mêmes questionnements que ces personnages : Avons-nous cédé à l’entre-soi ? Sommes-nous de bons alliés ? Avons-nous trahi ? Trahi notre identité, nos convictions, nos êtres chers, notre altérité ?  

Votre roman s’intéresse à la période d’après le 7 octobre 2023, il y a moins de deux ans. À quel moment avez-vous décidé que vous alliez écrire sur le sujet ?

Il n’y a pas très longtemps. Je pense que l’idée m’a traversée au printemps dernier. D’octobre 2023 à début 2024, cette écriture n’était pas du tout mon souci. Je n’y pensais même pas. Et puis, je ne sais plus très bien comment, mais l’écriture s’est déclenchée au printemps, avant l’été. Après, ça a été très très vite, j’avais sans doute engrangé à mon insu du matériau de tout ce qui s’était passé depuis. Et il y avait une urgence, une nécessité. 

Aviez-vous déjà observé les situations que vous décrivez dans votre roman ?

Oui, bien sûr, je les traversais moi-même. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai décidé de prendre le point de vue de Théo, c’est par ce point de vue que la conception du livre est devenue possible. Si je n’avais pas adopté ce parti pris, il me semble que j’aurais été dans une impasse, dans quelque chose de maladroit, de lourd. Le point de vue de Théo était aussi moins « couvert », et plus intéressant pour moi à observer. Car, bien sûr, j’ai été un témoin direct ou indirect de situations, de réactions. Et, il y a, j’imagine, des lecteurs qui vont se reconnaître dans certains passages. Je voulais donner à mon environnement – enfin à une partie de mon environnement, celui qui s’est constitué après le 7 octobre – une forme de reflet, de lieu de retrouvailles. J’avais aussi envie de le faire pour tous ces gens qui avaient été meurtris et pour moi aussi évidemment. Et pour que « l’autre côté » entende tout ça. 

C’était thérapeutique d’écrire ? 

Il y a des livres qui vous apaisent, qui ne règlent aucun problème, mais vous apaisent d’une manière ou d’une autre. Vous avez déposé quelque chose et après, si on vient vous chercher vous dites “allez lire, j’ai tout dit”. Dans ces cas-là, c’est assez apaisant parce que sinon, vous avez toujours le sentiment qu’il faut raconter, expliquer, justifier. Mais thérapeutique, non.

Dans votre roman Les Manifestations, vous preniez déjà le point de vue de Virginie (à qui la fin de Toutes les vies de Théo fait un clin d’œil), une jeune femme non juive, plongée dans un univers juif par ses amitiés… 

En fait, dans Les Manifestations, il y avait deux narratrices : une qui était juive, Anne, et l’autre qui ne l’était pas, Virginie. Il s’agissait de raconter une amitié qui se fracasse et se délite. Dans Les Manifestations, Anne est un personnage très lourd, très angoissé et qui était à la fois visionnaire, perspicace, mais très encombrant. Dans ce dernier livre, il y a Léa qui est un peu comme elle, donc il fallait que je la mette à distance. Et là, je voulais mettre en scène quelqu’un de plus léger, même si le sujet ne l’est pas du tout. Je voulais qu’on cavale un peu sur cette histoire et que ça aille vite, que le ton de la comédie prime, que ce soit en fait le moteur du récit.

Justement, pourquoi choisir la comédie? Était-ce la seule manière d’aborder un sujet aussi compliqué, qui suscite autant de passions?

J’ai choisi la comédie pour deux raisons. D’abord, il me semblait que c’était une mise à distance du pathos dans lequel le thème du roman risquait de nous faire tomber. Ensuite, sur le plan littéraire, je trouve intéressant cette vitesse de récit. Évidemment, il existe des comédies moins rapides, mais j’aime la précipitation et j’avais beaucoup de références cinématographiques en tête. Je voulais qu’on passe sur les choses assez vite, qu’on les enchaîne et que le personnage bascule rapidement. Qu’on les attrape ou pas, les choses sont là, dites, implicites, mais on ne s’appesantit pas dessus. Mais voilà, l’idée c’était que ce soit drôle, que toute la lourdeur des personnages, notamment de Léa, soit allégée par le rythme de la comédie, les chansons, les allusions, les retournements, pour éviter le pathétique, et que ça sonne comme une bonne blague juive. 

On découvre de plus en plus de livres sur le 7 octobre, des témoignages, des enquêtes journalistiques… S’attaquer au roman, c’est s’attaquer aussi à l’intimité de toutes ces personnes qui ont vécu cette période – et qui la vivent encore. Aviez-vous des craintes sur la réception du livre ? 

Pour l’instant, le livre est bien reçu. Oui, j’avais des craintes mais pour l’instant je suis plutôt rassurée. La crainte que j’avais était d’écrire un roman en temps réel, parce qu’évidemment les événements changeaient à toute vitesse. Je galopais en même temps que l’actualité. Parfois, je me disais : je vais mettre un point final alors que je sais qu’il va se passer encore des choses. Je n’arrivais pas à m’arrêter, je continuais d’écrire, je corrigeais, je revenais. Par exemple, dans mon premier manuscrit qui était déjà entre les mains de mon éditeur, Nasrallah n’était pas mort mais il me semblait que je ne pouvais pas « ne pas le tuer » dans le texte. C’était cette crainte-là, de ne pas aller assez vite, d’être trop collée à l’actualité et de pas avoir la distance de la littérature. Je ne voulais justement pas faire œuvre journalistique ou documentaire. D’ailleurs, je n’ai pas raconté les choses de manière très détaillée sur le 7 octobre, je n’ai même pas explicité la date à vrai dire. Mon livre, c’est un objet français finalement. Je ne raconte pas vraiment ce qui se passe là-bas. Je raconte ce qui se passe ici, dans l’intimité des familles, des relations. En fait, je ne raconte pas le 7 mais le 8 octobre, tout ce qu’on a dû vivre après. J’avais quand même ce désir impérieux de raconter le 7 mais de manière assez détournée. 

Dans votre livre, vous brossez le portrait d’un couple mixte. Au début, on peut penser qu’il s’agit d’une bouffée d’air frais mais au fil du récit, émerge une vision assez pessimiste du couple mixte. Est-ce la vôtre? 

Non, pas franchement. Je pense que la mixité pose parfois des problèmes, notamment quand il y a une crise aiguë comme celle post 7 octobre. Le couple mixte a une histoire moderne en réalité. Si vous êtes du côté de la tradition, on ne vous y encourage pas du tout, mais si vous êtes dans une forme d’assimilation moderne, de vie moderne, vous en avez plutôt envie parce que c’est une ouverture, un enrichissement, une complémentarité. Il y a aussi une solidarité qui s’exprime et on en a besoin, une protection aussi. Il y a des tas de bonnes raisons au couple mixte qui ne sont pas seulement d’oublier sa judéité, mais plutôt de l’adosser à quelque chose pour mieux la vivre (avec le risque qu’elle s’émousse). Et quand Léa rencontre Théo, c’est ce qu’elle recherche, un abri, une couverture. Elle n’est, elle-même, pas très juive à ce moment-là, elle est très intégrée, « diluée ». Mais, elle garde cette judéité en elle et Théo la rassure, la porte, la tire vers autre chose et elle lui en est très reconnaissante. De l’autre côté, Théo trouve en elle une façon d’apurer sa dette, de la payer et d’être tranquille avec une partie de sa conscience. Cette histoire marche bien sans qu’ils n’aient l’impression de s’oublier en chemin. Ils arrivent avec ce qu’ils sont et cela exauce les désirs de l’autre. 

Pendant longtemps, presque vingt ans, ça fonctionne bien entre eux. Mais survient le 7 octobre et là, ce n’est plus tellement la judéité qui pose problème mais Israël et le sionisme, cet attachement qui s’exprime d’un coup alors qu’il n’existait pas pour Léa, et que Théo n’avait pas du tout prévu. En fait, à ce moment-là de la vie de Léa, sa judéité, c’est Israël. Ce réflexe d’attachement surprend Théo, il ne le comprend pas. Et ce sentiment est mouvant, il n’arrête pas de tourner, pendant toute une partie de leur vie, Léa a été dans un dedans-dehors. Avec le 7 octobre, elle est complètement dedans et Théo ne suit pas, ne comprend pas, se sent rejeté, incompris. Je pense que c’est difficile à comprendre pour qui n’est pas dedans, les deux pieds dedans. Et je voulais aussi raconter ça. Ça m’importait parce que, autour de moi, des personnes qui étaient tout à fait solidaires et depuis longtemps et, à ce moment-là, se sont un peu crispées, raidies. Et cela a suscité des explications, parfois même des éloignements. Alors j’ai senti qu’il fallait parler de ce rapport à Israël parce que ce n’est pas évident pour les autres d’accompagner les Juifs dans ce type de situation ; beaucoup ne comprennent pas ce lien, ne l’aiment pas, s’en sentent exclus, et si l’antisionisme « marche » si bien, c’est qu’il permet de barrer ce lien gênant. Donc, je voulais que le couple mixte soit mis en difficulté, que ce couple se fissure sur cette crise apparemment extérieure à eux. 

Que toutes les différences remontent à la surface sans que ce soit franchement politique, que ce soient des failles existentielles, très intimes. Et d’ailleurs, Théo n’a jamais de parole contre Israël ou contre les Juifs, mais il a des pensées qui le traversent et le surprennent lui-même.

Et puis finalement, Théo se tourne vers un autre extrême : Maya, une jeune femme franco-libanaise, artiste et croquant la vie à pleine dents. Avec elle, il découvre une certaine fougue liée à sa jeunesse, mais aussi un autre point de vue sur la situation au Proche-Orient : celui d’une jeune femme qui a connu la guerre au Liban.  

À ce moment-là de l’histoire, la comédie s’accélère, une forme de conte prend le relais. J’ai voulu raconter une histoire un peu compacte où Théo change de terre en très peu de temps. Je voulais le mettre en situation d’opposition et de séduction aussi. Il est poussé par son dépit lié à Léa qui le rejette et par une forme de rétention : il a compris certaines choses, il s’est contenu et d’un coup, il s’épanouit. À 50 ans, il veut vivre une passion sexuelle débridée avec une jeune femme née au Liban. Et puis l’Orient, c’est séduisant, je pense, pour un Occidental comme Théo. Ça séduit beaucoup de monde d’ailleurs, cette violence, cette brutalité, cette civilisation différente. 

Quelque chose se joue dans sa recherche de virilité aussi, ce qui n’est en général pas dit : avec Maya, Théo se sent plus viril. Quand il va au Liban, qu’il découvre la réalité de la guerre, cela réveille en lui une certaine masculinité plus affirmée. Il se sent un homme là-bas, au Liban, et avec Maya aussi, beaucoup plus qu’avec la famille de Léa. Et puis, l’air du temps n’est pas du côté de Léa mais de Maya. Avec Léa, il a le sentiment qu’il est condamné à vivre quelque chose de passéiste, qui n’est plus en prise avec la mode, la jeunesse mondiale. 

Est-ce que le conflit israélo-palestinien vous obsède, vous habite comme il habite de nombreuses personnes ? 

Oui. Il y a des périodes d’accalmie mais quand on ne veut pas y penser, on nous y oblige un peu puisqu’il ne se règle pas, donc c’est de l’ordre de l’obsession mais de l’obsession raisonnée. Je tiens à garder de l’air et de l’altérité. Cette altérité est précieuse. Si on dévale la pente de Léa, on vit dans un ghetto. Et c’est un ghetto où en effet, nous ne sommes pas bousculés, tout le monde pense la même chose et on éprouve aussi une forme d’angoisse, d’asphyxie. Or je n’ai pas été éduquée comme ça. Je connais des gens qui vivent très bien dans le ghetto, moi je n’y arrive pas et ce n’est pas un horizon auquel j’aspire. Je suis vraiment française, je suis née en diaspora au sein d’une famille qui elle-même était très ouverte et qui fréquentait beaucoup de communautés. C’est mon héritage et j’espère pouvoir le transmettre à mon tour.

Propos recueillis par Victoria Géraut-Velmont