Jérôme Guedj: “Je ne pensais pas que ce serait par la gauche que la question juive redeviendrait centrale dans le débat public”

Depuis le 7 octobre 2023, une partie de la gauche a déçu les Juifs français. Parce qu’elle n’a pas réussi à se distancier des positions de La France Insoumise, des déclarations volontairement ambiguës sur son rapport à la violence, sur son rapport à l’antisémitisme. Jérôme Guedj, socialiste depuis 1993 et député du groupe socialiste dans l’Essonne, n’a pas adhéré au Nouveau Front Populaire, une formation supposée réunir toutes les gauches au moment des élections législatives, en raison, notamment, des propos de  Jean-Luc Mélenchon. Des propos “aux relents antisémites nauséabonds”. Comment continuer à militer à gauche? Peut-on encore vivre son universalisme républicain dans une société de plus en plus fracturée? Lucie Spindler et Léa Taieb ont posé ces questions à Jérôme Guedj.

© Lucie Spindler/Tenoua

Le 19 novembre, le député La France Insoumise, Ugo Bernalicis, a déposé une proposition de loi demandant la suppression du délit d’apologie du terrorisme du code pénal. Il estime que la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 est suffisante pour traiter cette question, et considère que la loi de 2014 est problématique. Cette proposition de loi, s’inscrit-elle dans une continuité de pensée et d’action, à savoir le refus de LFI de qualifier les attaques du 7 octobre de terroristes? 

Ce n’est certainement pas un hasard si LFI se fracasse à chaque fois sur la question du rapport au terrorisme, l’inconscient s’exprime toujours. 
Déroulons le fil: le 7 octobre 2023, LFI partage un communiqué qui inscrit les actes du Hamas dans un contexte d’intensification de la colonisation et qui relativise les attaques terroristes qui ne sont évidemment pas nommées comme telles dans le texte. Dans les jours qui suivent, les représentants du parti persistent à ne pas désigner le Hamas comme un mouvement terroriste parce que, selon leurs termes, il s’agirait d’un jugement moral qui n’existe pas en droit international. Les militants LFI préfèrent l’emploi des termes “crimes de guerre” et “crimes contre l’humanité” pour désigner les massacres. Progressivement, un glissement se produit, laissant entendre qu’à défaut d’être terroristes, les actes du Hamas peuvent être associés à de la résistance dans le but de libérer la Palestine. Arrivent ensuite les élections européennes, LFI cherche toujours à se singulariser des autres partis de gauche en qualifiant toute personne qui ne reconnaît pas le “génocide” des Palestiniens de “sioniste génocidaire”. Si nous ne sommes pas avec eux, nous sommes forcément contre eux. 

Plus d’un an après le 7 octobre, le parti remet encore une pièce dans la machine sur le sujet du rapport au terrorisme. Je trouve cela inquiétant tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, les cadres de LFI ont régulièrement besoin d’avoir des sujets de singularisation, de se différencier de leurs camarades de gauche, pour des raisons tactiques. Après la mort de Nahel (été 2023), LFI n’a pas appelé au calme mais à la justice. Par cet acte, ils se sont désolidarisés des autres partis de gauche alors que nous aurions pu nous exprimer d’une seule voix sur le rapport à la police, sur la déshérence des quartiers populaires, sur la nécessité d’une IGPN indépendante, sur les conditions d’engagement de l’armement en cas de refus d’obtempérer. Régulièrement, LFI balance une information de manière opportune pour cliver, à nouveau, à gauche.

Sur le fond, c’est encore plus inquiétant. Depuis plusieurs années, LFI travaille un discours visant à légitimer la violence dans le champ politique, entretenant un romantisme pré-révolutionnaire. Ce parti cultive une ambiguité dans son rapport à la violence dont le terrorisme est la forme la plus exacerbée. 

Jean-Luc Mélenchon écrivait dans l’Insoumission, le 29 avril 2024,  à propos de vous : “L’intéressant est de le voir s’agiter autour du piquet où le retient la laisse de ses adhésions”. Après la dissolution de l’Assemblée nationale, vous avez décidé de ne pas siéger au sein du NFP. Comment continuer à travailler dans ces conditions? 

Mélenchon était un ami de mes 15-16 ans jusqu’à 2008, l’année de son départ du parti socialiste et ma décision d’y rester. Nous avions repris le dialogue au moment de la constitution de la NUPES en 2022. 
Mais, ma réaction – considérer que Mélenchon a écrit un texte aux relents antisémites nauséabonds – n’est pas personnelle, elle n’est pas liée à mon identité, elle est politique. Ce qui m’arrive avec Jean-Luc Mélenchon devrait indigner n’importe quelle personne à gauche. Au lendemain de la parution de l’article, Olivier Faure avait d’ailleurs déclaré que le parti socialiste ne pourrait plus conclure de coalition avec le parti de Mélenchon. 

J’en veux à une partie de la gauche qui, en formant le NFP, a sacrifié ses valeurs universalistes pour combattre le RN. Après l’échec de la NUPES, il n’était pas question de recréer un intergroupe avec comme chef de file LFI. La gauche doit pouvoir s’aligner sur un objectif positif et ne pas simplement s’allier pour lutter contre l’accès au pouvoir du RN. Aujourd’hui, les sondages le montrent, il n’est pas possible de gagner une élection présidentielle avec LFI, c’est même plutôt la garantie de la perdre. 

Vous attendiez-vous à un tel déferlement de haine? Comment comprendre la radicalisation d’une partie de la gauche, sa tolérance voire son encouragement de l’antisémitisme? 

Avant le 7 octobre, je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’une partie de la gauche se détourne de la lutte contre l’antisémitisme. La gauche qui, depuis, l’affaire Dreyfus avait tranché le débat: Jaurès avait alors déclaré qu’il ne pourrait y avoir de conquête de la liberté et de l’égalité si Dreyfus était condamné, si une telle injustice était acceptée. Parce que l’antisémitisme est une injustice, la gauche le combattait. 

Je ne pensais pas que ce serait par la gauche que la question juive redeviendrait centrale dans le débat public. Je ne pensais pas que l’on plaquerait de manière erronée le discours colonial à la situation au Proche-Orient. Je ne pouvais pas m’attendre à ce que LFI ne participe pas à la marche contre l’antisémitisme. Je n’avais pas su lire ces signaux faibles qui conduiraient Jean-Luc Mélenchon à déclarer que l’antisémitisme est “résiduel”. 

J’ai tendance à penser que si le 7 octobre était intervenu à un moment très éloigné des échéances électorales (des élections européennes) ou que si une liste commune comme la NUPES avait encore été debout, il n’y aurait pas eu une telle surenchère sur le sujet. Peut-être est-ce encore de la naïveté de ma part que de penser les positions de LFI comme bassement électoralistes. 

Comment continuer à militer à gauche tout en vous revendiquant “sioniste” de gauche? Dans un contexte d’extrême polarisation, comment échapper à la fascisation de vos positions, à votre essentialisation?

Je demeure très à gauche et très républicain. Ce n’est pas parce que je ne partage pas les idées proposées par LFI que je rejoins le clan Macron. Ce n’est pas parce que je me positionne à gauche que je ne peux pas être sioniste… et pro-palestinien, je suis l’un des seuls à être allé en Israël, en Cisjordanie et à Gaza pour soutenir le camp de Khan Younès après les bombardements de 2008. 

Je pense aussi que considérer la décision de la Cour pénale internationale [l’émission de mandats d’arrêt contre Benjamin Nétanyahou et Yoav Gallant, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre] comme antisémite serait le meilleur moyen de tuer le combat contre l’antisémitisme. Je suis très attaché au droit international; la CPI, intervenant pour réguler la violence, nous rappelle que la riposte israélienne abîme le projet sioniste lui-même. 

La gauche française peut-elle encore incarner une voix de paix au Proche-Orient? 

Tout d’abord, il faut faire preuve d’humilité sur ce que l’on peut faire et ne pas faire. Le PS n’a aucune voix au chapitre concernant les questions internationales. Je considère les moyens de pression sur Israël comme plutôt légitimes, toute la question est de les mettre à la bonne place. Pas question qu’ils servent à mettre en cause l’existence même de l’État d’Israël. Pas question qu’ils participent à la mise au ban de cet État, à son effacement sur la scène internationale. La France peut agir pour inciter Israël à sortir de l’ornière dans laquelle le pays se trouve, elle peut exercer une pression sur les livraisons d’armes (surtout celles des États-Unis) et s’exprimer en faveur de la suspension de l’accord d’association entre l’Union Européenne et Israël. 

Comment votre rapport à Israël et à votre judéité, a-t-il évolué depuis le 7 octobre 2023? 

Nous sommes une génération qui a cru que les accords d’Oslo pourraient aboutir à un apaisement dans la région. Mais, à partir de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, la question de la paix n’a plus fait partie de l’agenda politique. Je ne sais pas comment notre génération a pu se résigner alors que la colonisation se poursuivait, alors que les positions de Benyamin Nétanyahou se durcissaient et se rapprochaient de celles de messianistes d’extrême droite comme Smotrich et Ben Gvir. Évidemment, ce contexte ne justifie absolument pas le 7 octobre. Je jette aujourd’hui un regard dépité sur ce que l’on a laissé faire sans en réaliser vraiment l’issue. Comme d’autres, j’ai enterré l’idée que, de notre vivant, nous pourrions voir la situation s’apaiser. 

Je suis très inquiet de constater que la question juive est devenu centrale, que l’antisémitisme s’est libéré en France comme à l’étranger, que la légitimité de l’existence d’Israël n’a jamais été aussi contestée dans les opinions publiques voire dans les positions de certains États. Il m’arrive, lors de vagabondages anxiogènes, de m’interroger sur le degré d’indignation de la communauté internationale face à une menace existentielle sur Israël. Avant cette question n’avait pas sa place dans le champ des possibles. 

Un sondage réalisé par Ipsos et le CRIF rapportait que 20% des sympathisants LFI perçoivent le départ des Juifs de France comme une bonne chose. Comment la gauche peut encore inclure les Juifs dans ses combats? Comment les Juifs peuvent-ils encore trouver leur place?

Avant, la gauche était considérée comme une sorte de bouclier, un refuge face à une menace existentielle venant plutôt de l’extrême droite. Depuis la deuxième intifada, la gauche s’éloigne de ce rôle comme si elle renonçait à la dimension universaliste du combat contre l’antisémitisme, comme si elle oubliait que cette cause concernait tout le monde. Une partie de la gauche estime désormais que pour s’adresser aux jeunes arabo-musulmans des quartiers populaires, il lui faut renoncer à une partie de son discours universaliste, il lui faut segmenter. 

En 2006, le gang de barbares, le miroir inversé de la France “black-blanc-beur” de 1998, organise l’enlèvement et l’assassinat d’Ilan Halimi. C’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’un Juif français est tué par d’autres Français. Depuis cette date, régulièrement, une personne juive est assassinée parce qu’elle est juive (l’attentat de Toulouse, l’Hyper Casher, Sarah Halimi, Mireille Knoll). Et chaque année, la communauté juive se retrouve de plus en plus seule aux manifestations qu’elle organise. L’abandon de la gauche est d’autant plus décevant que le lien entre la gauche et les Juifs était symbolique depuis Jaurès. 

Mais cette déception ne doit pas pour autant absoudre le RN. Dans l’hémicycle, j’ai en face de moi un député RN qui, il y a quelques années, tenait une librairie négationniste, et ce n’était pas un travail alimentaire. Je ne crois pas une seule seconde que l’extrême droite puisse être un bouclier sincère. 

J’invite les Juifs de gauche à ne pas la quitter, à continuer en tant qu’universalistes à à combattre l’antisémitisme et le racisme. Parce que, j’emprunte cette formule à Pierre Mauroy, “Si tous les dégoûtés s’en vont, il ne restera plus que des dégoûtants”. 

Propos recueillis par Lucie Spindler et Léa Taieb

  • Georges Bensoussan

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