“La Bande dessinée n’oblige pas”

Trois questions à Anne-Hélène Hoog, Directrice/conservatrice du Musée de la Bande dessinée d’Angoulême

Trois questions à Anne-Hélène Hoog, Directrice/conservatrice du Musée de la bande dessinée d’Angoulême

Antoine Strobel-Dahan: On remarque un essor impressionnant des BD et romans graphiques historiques ces dernières années. Pour autant, ce n’est pas un phénomène nouveau, notamment dans la BD franco-belge qui est traditionnellement très documentée. Pourquoi la bande dessinée se prête-t-elle si bien à raconter des destins ou des moments exceptionnels ?

Anne-Hélène Hoog: Le dessin, d’abord, incarne et qui dit incarnation dit empathie possible, identification. Dans la BD comme dans la littérature romanesque, il faut des héros, c’est-à-dire quelque chose qui est de l’ordre du sensible et provoque un intérêt qu’on ne retrouve pas immédiatement dans un récit historique “froid” ou positiviste. La littérature, toujours, convoque notre sensibilité et la bande dessinée, depuis le début, à partir du moment où elle raconte une histoire, nous amène à réfléchir à ce qu’est un héros, ce que sont le Bien et le Mal, au despotisme, au juste et à l’injuste, à la responsabilité collective, etc. Ces héros incarnent donc, depuis les tragédies grecques, quelque chose de l’ordre de l’humain et du juste : les héros sont nécessairement des êtres qui désirent la justice, qui désirent faire le bien, contre l’aveuglement collectif et la tyrannie. On retrouve ceci d’ailleurs aussi chez Victor Hugo, Eugène Sue ou Alexandre Dumas.
La BD documentaire historique, elle, travaille à réveiller l’intérêt du lecteur aussi mais sans cette proposition d’identification au personnage. Cette dernière est le propre de la fiction, qui nous fait passer d’une position d’observateur à une position impliquée. Le dessin ici est fondamental parce qu’il permet de planter le décor, à l’image du cinéma ou du théâtre et de proposer un contour à l’histoire. En d’autres termes, l’image, même si on ne la comprend pas tout de suite, permet de nous figurer que ce qui se passe là est réel, que cela se produit devant nous, ce qui est moins facile avec la littérature écrite.

ASD: Représenter la Shoah a toujours été très délicat. Pour autant, il y a, depuis le Maus de Spiegelman, une production importante de bandes dessinées sur le sujet sans que cela ne provoque les mêmes polémiques que lorsque le cinéma s’en empare. Que possède la BD qui la prémunisse ainsi de cet écueil de la représentation ?

AHH: Avant Maus, il y a tout de même Master Race en 1955 qui, en quelques images, montre l’essentiel de la chose. Maus rend licite l’évocation de la Shoah pour tout le monde. Spiegelman arrive avec Maus à un moment où la mémoire est en mouvement où une génération considère celle de ses parents comme déraisonnable et l’interroge de manière très intransigeante. À partir de ce moment, il devient possible de dénoncer un fait d’histoire par l’image, de représenter la Shoah, comme Miriam Katin l’a fait à sa manière. On pense aussi à Martine Lemelman avec La Fille de Mendel, à Bernice Eisenstein et son magnifique J’étais un enfant de survivants de l’Holocauste, ou à Joe Kubert avec son autofiction Yossel, 19 avril 1943. Et puis cela va devenir un récit qui n’est pas nécessairement raconté par des Juifs, c’est-à-dire que la Shoah devient alors une partie du tableau lorsqu’on raconte une histoire.
Il y a aussi cette volonté très appuyée de faire en sorte que la jeunesse lise cette histoire, et on pense là à la dénonciation du faux et de la falsification par Eisner dans Le complot : Histoire secrète des protocoles des sages de Sion.
Alors effectivement, il n’y a pas les mêmes polémiques sur la bande dessinée que sur le cinéma, mais encore faut-il réfléchir aux causes des polémiques : il y a une personne qui a incarné la représentation « correcte » de la Shoah au cinéma, c’était Claude Lanzmann, celui qui pouvait dire ce qui convenait ou non. La bande dessinée ne suscite pas les mêmes réactions, en premier lieu parce que, très souvent, dans les milieux où on s’autorise à penser la Shoah, on ne la connaît guère – ceci est en train de changer, heureusement, et les historiens deviennent conseillers scientifiques sur de nombreuses BD. Le dessin permet aussi ce qu’on appelle la licence poétique : on ne demande pas à un dessinateur d’être absolument exact, sans pour autant accepter qu’il dise quelque chose de totalement faux. Et puis, pour beaucoup, le dessin, contrairement à la photo et au film, ne peut pas dire “le vrai” et, durant très longtemps, la BD n’a pas été considérée comme un témoignage. Mais surtout, l’auteur de bande dessinée se place dans une narration qui revendique sa subjectivité. On pense à Bernice Eisenstein qui place son père, parlant dans un micro au cours d’une réunion familiale avec, derrière lui, les rails qui mènent au portail de Birkenau ; et personne ne s’indigne de cette image parce que tout le monde comprend que, pour Eisentein, cette image-ci est collée à son père à tout jamais, dans quelque moment de sa vie que ce soit.

ASD: La bande dessinée constitue-t-elle un bon outil de transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah ?

AHH: La bande dessinée est de toute manière un très bon medium pour créer de l’empathie et de l’identification parce que, tout en incarnant aussi, elle n’a pas la dureté de l’image réelle qui identifie des êtres de chair et de sang. Le dessin, en même temps qu’on est dedans, permet d’en sortir. La bande dessinée n’oblige pas, on va vers elle, elle n’a pas la dimension envahissante et immersive du film, ni la barrière des mots du texte seul. La BD, elle, ne porte aucune contrainte, elle est ouverte par définition. Avec une BD, on peut aller aussi profondément qu’on le veut dans l’histoire, mais sans se sentir pris en otage : personne ne “fait ses devoirs: avec la bande dessinée.