Lire une enquête de ce type demande parfois quelques explications techniques. Pour mieux comprendre comment ça fonctionne et les réserves que nous émettons sur cette enquête, rendez-vous en fin d’article.
Le chiffre effarant: 97% des Français partagent au moins une opinion antisémite.
C’est sans doute le chiffre le plus choquant de cette enquête, même si d’autres rivalisent. Selon cette étude, seuls 3% des Français ne sont concernés par aucune opinion antisémite. Ce chiffre abyssal résulte des réponses à 16 questions rassemblées sous le label “antisémite” quand bien même on y trouve à la fois des opinions haineuses (“Les Juifs aiment plus l’argent que les autres Français”, “Les Juifs ont trop de pouvoir”) et des stéréotypes ambivalents voire positifs (“Les Juifs sont souvent plus intelligents que la moyenne” ou “Les Juifs sont très soudés entre eux”). Il aurait sans doute été plus exact de parler de stéréotypes sur les Juifs que d’opinions antisémites, d’autant qu’il serait intéressant d’interroger un échantillon de Juifs français sur certains de ces préjugés – il est probable qu’une proportion non négligeable en partagerait certains, sans pour autant diffuser des idées antisémites.
Cela dit, il reste des choses intéressantes à observer, par exemple, l’évolution de ces préjugés depuis 2014 (nous nous sommes amusés à faire les moyennes des réponses des années précédentes pour mieux observer ces évolutions). La majorité des préjugés restent dans des marges relativement stables, avec des écarts de 1 à 2 points entre 2024 et la moyenne des études précédentes. On voit toutefois globalement une baisse des préjugés liés à l’argent (plus riches, aiment l’argent, trop présents dans la finance) puisque la moyenne des années précédentes était de 43% contre 38 cette année. Les hausses les plus spectaculaires concernent la présumée intelligence supérieure des Juifs (+6,5 points à 32%) le vieux poncif chrétien du peuple déicide (+4 points à 23%), l’idée qu’il y a trop de Juifs en France (+4 points à 17%) et trop de synagogues (+3 points à 16%). Et les baisses les plus notables hors des préjugés financiers concernent l’idée que les Juifs seraient trop présents dans les médias (-5 points à 29%) ou qu’ils joueraient de puissants lobbies (-8 points à 49%).
Mais, et puisque cela analyse la diffusion de ces idées, il y a aujourd’hui 46% des gens qui partagent 6 opinions “antisémites” ou plus, soit 9 points de plus qu’en 2020. L’étude dresse aussi un profil sociologique, montrant que ceux qui partagent le moins de ces opinions (2 ou moins) se trouvent principalement à gauche, chez les jeunes, les femmes et les diplômés bac+3 et plus. Quant à ceux qui en partagent le plus, on les trouve surtout chez les ouvriers, les hommes, ceux qui n’ont pas le bac et les sympathisants LFI et RN. Sur LFI, il est intéressant de noter que 33% de ses sympathisants se retrouvent parmi les moins touchés et la même proportion de 33% parmi les plus touchés (plus de 9 opinions), autant dire que le parti est profondément divisé sur la question. Seuls les partisans de LFI et du RN sont majoritaires à partager 6 préjugés antisémites ou plus (respectivement 55 et 52%)
Le fantasme hallucinant d’une population de 8 millions de Juifs en France
L’enquête s’ouvre par la perception qu’ont les Français de la présence d’un certain nombre de minorités en France et, même s’ils ne sont pas nouveaux, ces chiffres montrent une perception totalement délirante, notamment dans le cas des Juifs qui sont perçus comme formant 12% de la population quand ils n’en forment que 0,7% selon le Bureau central des statistiques d’Israël. Les Juifs, qui seraient autour de 440.000 en France, représentent dans l’imaginaire 18 fois plus, soit plus de 8 millions. C’est moins énorme mais pas anodin non plus concernant les Musulmans (imaginés à 23% quand ils représentent en fait 10% de la population selon l’INSEE 2020), les réfugiés (10% perçus contre moins de 1% réels), les immigrés (19% perçus contre 10% réels). La perception est plus juste concernant les 11% d’homosexuels puisqu’une enquête IPSOS de 2024 évalue la population homosexuelle en France à 10%.
Il y aurait matière à s’interroger sur ce fantasme de 12% de Français juifs, sur ce qui fait que les Français pensent les Juifs 18 fois plus nombreux qu’ils ne le sont et sur ce que cela implique dans les représentations que les gens ont des Juifs. Manifestement un futur chantier pour la rédaction de Tenoua.
Les nouvelles les moins pires
69% des Français trouvent les Juifs majoritairement bien intégrés, ce qui est bien même si ce chiffre est le plus bas depuis 2014 et est nettement moindre chez les 18-24 ans qui ne sont que 53% (et chez les sympathisants LFI avec 56%). Et parmi les 8% qui trouvent les Juifs mal intégrés, la moitié estime que c’est de leur faute. C’est une différence notable avec les Musulmans perçus à seulement 32% comme majoritairement bien intégrés et, parmi ceux qui les trouvent mal intégrés, 82% estiment que c’est de leur faute. De la même façon, 78% des personnes interrogées réagiraient bien à l’union de leur enfant à une personne juive contre seulement 45 à 53% pour une personne musulmane (moins tolérée si c’est sa fille qui épouse “un Musulman”). Là encore, LFI se distingue avec 81% qui approuvent l’idée d’une union de leur fille avec un Musulman contre 75% avec un Juif.
La vraie bonne nouvelle: à 89%, les Français estiment que “Rien ne peut excuser un acte ou une parole antisémite”. Si l’opinion sur Israël comme État est clivée à 49 (mauvaise) – 51 (bonne), on constate que les gens font la part des choses puisqu’ils sont 75% à avoir une bonne opinion des Israéliens mais seulement 26% du gouvernement actuel. Une courte majorité 52-48 estime qu’Israël est un petit pays qui se défend contre des pays voisins dont certains souhaitent le détruire” – c’est court mais ça reste supérieur à ceux qui estime qu’il “mène une politique agressive vis-à-vis de ses voisins”. Plus important: 62% des gens jugent le BDS (mouvement de boycott d’Israël) illégitime. Enfin, à 77% contre 7%, les Français considèrent le Hamas comme une organisation terroriste (16% “ne savent pas”). Intéressant également, une majorité considère à la fois Israël et le Hamas comme responsables de la situation des civils à Gaza, avec une plus grande partie qui incrimine le Hamas (87%) qu’Israël (70%).
Les nouvelles qui effraient
64% des Français jugent qu’une personne juive a “des raisons d’avoir des craintes de vivre en France”, ce qui constitue un bond significatif par rapport à 2020 (50%) et 2014 (35%). Ils sont même 79% à juger l’antisémitisme répandu et 70% à considérer qu’il est en hausse. Si cela traduit une conscience de la difficulté vécue par les Juifs de France, ce n’est pas rassurant pour autant. D’autant que 30% des gens pensent qu’on parle trop de la Shoah, particulièrement chez les 25-49 ans, quand les 18-24 ans et les plus de 60 ans sont moins nombreux à penser cela.
Sur la perception d’Israël, seuls 36% des Français pensent ce pays démocratique, 29% qu’il veut la paix, et 25% qu’il respecte les Droits de l’Homme. Ce qui est encore plus marqué quand on observe la perception des citoyens arabes d’Israël dont la vaste majorité dit ne pas savoir s’ils ont le droit de vote, la nationalité ou des partis au Parlement (réponse au quizz: oui, les Arabes israéliens on la nationalité israélienne, le droit de vote et plusieurs partis présents à la Knesset – 10 actuellement répartis équitablement entre les partis Hadash-Ta’al et Ra’am).
La question de LFI est à souligner également. Parmi ses sympathisants, ils sont tout de même 22% à considérer que “les Juifs ont une part de responsabilité significative” dans la montée de l’antisémitisme. 44% d’entre eux jugent qu’on parle trop de la Shoah. En fait, dès qu’un marqueur d’intolérance est présent, il l’est à la fois chez les sympathisants RN (dont 58% des Français considèrent que ce parti est toujours antisémite) et LFI, mais en pire côté LFI. Cela marque une rupture très nette avec le reste de la gauche (PS et EELV) qui ont toujours les taux les plus bas.
Sur Israël, ils sont 53% de moins à avoir une bonne opinion d’Israël qu’une mauvaise et 70% à juger le BDS légitime. Plus grave, ils sont 25% à avoir une opinion positive… du Hamas, ce qui est 5 à 10 fois plus que tous les autres Français. Ils ne sont d’ailleurs que 44% à approuver l’idée que “Depuis les attaques du 7 octobre en Israël, il est clair que le Hamas est une organisation terroriste”. Sommes-nous surpris? Pas vraiment, si on considère, comme 76% des Français, que la rhétorique de Jean-Luc Mélenchon contribue à la montée de l’antisémitisme.
Difficile de conclure
Tout n’est pas affreux, il y a quelques presque bonnes nouvelles, à condition de considérer comme positif qu’il n’y ait que 17% qui estiment les Juifs trop nombreux en France (enfin, en même temps, ils pensent que nous sommes 8 millions…). La baisse de certains clichés liés à l’argent ou au pouvoir est encourageante mais, sur le reste… on aurait peut-être été plus optimiste face à une enquête aux questions mieux pensées et qui aurait séparé – comme elle le fait très bien entre Israël comme État, comme peuple et comme gouvernement – les préjugés selon qu’ils relèvent de stéréotypes d’ignorance sans animosité ou d’une haine et de ses pseudo-justifications. Difficile en tout cas de ne pas remarquer la résistance de certains clichés antisémites mais aussi la place grandissante que prend, chez LFI, ses dirigeants et ses sympathisants, la diffusion de ces clichés, le rejet violent d’Israël et même des Israéliens et la négation de l’existence de l’antisémitisme. Certains vieux clichés sont à la peine (peuple déicide, amour de l’argent, lobbies) quand d’autres semblent se renforcer ou stagner (double allégeance, utilisation de la Shoah par intérêt, repli sur soi). Il reste donc beaucoup de travail pour combattre par les faits cet antisémitisme qui n’a, malheureusement, pas l’air de disparaître en France.
Pour mieux comprendre
Pour décortiquer un peu cette enquête, quelques données techniques: précisons que 1000 personnes est un chiffre considéré comme représentatif pour une population nationale dans le cadre d’une enquête statistique bien conduite. Ajoutons que l’intervalle de confiance de l’enquête est de 95%, ce qui signifie que si cette enquête était répétée un grand nombre de fois, 95 % des résultats tomberaient dans l’intervalle donné (les marges d’erreur). Et concernant les marges d’erreur, on trouve en annexe de l’enquête un tableau qui les explique clairement: plus un taux de réponse a été fort, plus la marge d’erreur est faible, plus il a été proche de 50%, plus elle augmente – typiquement, si 99% des gens ont répondu A contre 1% B, la marge d’erreur est de 0,6%; si 50% des gens ont répondu respectivement A et B, la marge d’erreur est de 3,1%.
Un petit point critique encore: on note un certain nombre d’inexactitudes ou de choix de mots surprenants dans ce rapport, ce qui n’est pas habituel dans les enquêtes de l’IPSOS. Par exemple, en page 62, le graphique ne représente pas les bons résultats. Plus grave, certains chiffres ne sont pas clairs: on obtient par exemple le même pourcentage (33) sur 2 pages différentes (24 et 26) pour les gens qui partagent moins de deux opinions antisémites ou deux ou moins, ce qui change tout de même les choses.
Et on s’étonne aussi dans les pages 17 à 20 qui traitent de la perception du mariage mixte de choix de termes (si votre fils épousait une ceci, si votre fille épousait un cela, comme si le mariage n’était qu’hétérosexuel), de leur inconstance (“mariage d’une de ses filles avec une personne juive ou musulmane”) et sur le choix, enfin de demander la réaction à l’idée que ses enfants épousent une personne de même sexe mais sans croiser les données avec les origines culturelles des questions précédentes*.
* Plus précisément sur ce point:
1. Limitation aux unions hétérosexuelles
– Les questions sont posées de manière systématique dans des formules genrées : “si votre fils épousait une XY” et “si votre fille épousait un XX”. Cela implique un présupposé hétérosexuel, alors même que le rapport inclut une question spécifique sur le mariage de même sexe (p. 20), montrant une conscience du sujet.
– En limitant les croisements (par exemple, entre l’orientation sexuelle des enfants et l’origine culturelle/religieuse des conjoints hypothétiques), l’étude néglige des enjeux croissants dans la société française, notamment les réactions potentiellement exacerbées au sein de certains milieux face à des unions homosexuelles.
2. Incohérences terminologiques
Une question utilise l’expression générique “mariage d’une de ses filles avec une personne juive ou musulmane” (p. 18), mais cela semble être une exception. Ce glissement terminologique manque de cohérence et crée une ambiguïté sur le type d’unions couvertes et le lien à tisser avec les réponses précédentes.
3. Absence de prise en compte des évolutions sociétales
– L’étude pose des questions sur les mariages, mais une part importante des unions en France ne passe plus par le mariage légal. Selon l’INSEE, en 2020, 57% des couples vivaient en union libre ou étaient pacsés parmi les moins de 30 ans. Ce biais réduit la portée des résultats : quelle est la réaction face à un.e partenaire de vie, qu’il y ait mariage ou non ?
– Impact culturel/religieux ignoré dans les mariages de même sexe : la question sur les unions de même sexe (p. 20) n’explore pas les croisements avec les origines ou religions mentionnées précédemment. Pourtant, on pourrait imaginer une réaction différente à un mariage homosexuel entre deux personnes de la même origine culturelle versus une union homosexuelle interreligieuse ou interethnique.
4. Impact sociologique et méthodologique des choix
En posant des questions genrées et centrées sur le mariage hétérosexuel, l’étude prend le risque de renforcer implicitement des normes datées et de biaiser les réponses
En ne croisant pas les données sur les unions homosexuelles avec les origines culturelles, on manque une opportunité de mieux comprendre l’évolution des acceptations sociétales.