La pensée comme moyen de conjurer l’horreur extrême

La pensée critique est un outil de résistance à l’inhumanité, nous explique le philosophe Ezequiel Burstein qui cherche à penser l’impensable après le 7 octobre. Dans cette tribune parue initialement en Argentine, il analyse les limites du langage et de la représentation face au mal radical, non sans critiquer les silences ou les justifications idéologiques.

© Andi Arnovitz, « Témoins silencieux »
Œuvre publiée dans le livre de Tenoua, Oct. 7, À l’ombre de l’art

Que se passe-t-il lorsque l’expérience nous arrache à nos certitudes les plus élémentaires et dépasse notre capacité de conceptualiser le réel? Après tout, conceptualiser est en quelque sorte appeler les choses par leur nom: institution du symbolique à partir du chaos du phénoménal, afin de comprendre et d’appréhender le monde qui nous entoure. Mais que se passe-t-il lorsque nous rencontrons une limite radicale qui, comme un coup – sourd mais certain –, nous est imposée de l’extérieur et nous prive de toute capacité à nommer la réalité? Que faire du matériel de notre perception, si nous ne pouvons pas le traiter intellectuellement? Cette sensation paralysante de ne pas même pouvoir donner un nom à ce que nous voyons est ce que l’on appelle dans la théorie le problème des limites de la représentation, en particulier dans les études sur la Shoah et d’autres expériences du mal radical dans le passé récent.

Précisément, ne pas savoir comment gérer linguistiquement l’expérience de ce que nous percevons nous met dans une situation d’angoisse face à ce qui, jusqu’alors, constituait notre outil symbolique fondamental: le langage. Éprouver la limite de notre capacité signifiante devant ce que nous ne parvenons pas à situer dans une chaîne symbolique du connu n’est pas un phénomène du quotidien, il est de l’ordre de l’inattendu, il est déstabilisant. Il nous fait perdre nos repères et, pour cette raison, il nous angoisse. Ne pas comprendre est angoissant; ne pas comprendre est désespérant: une explication possible des sentiments que beaucoup d’entre nous éprouvons depuis le 7 octobre.

On ne comprend pas comment une personne peut, volontairement, égorger et brûler vifs des enfants et des bébés; on ne comprend pas comment une personne peut se prêter au meurtre de parents devant leurs enfants, de grands-parents devant leurs petits-enfants; comment on peut violer des adolescentes et les exhiber ensuite devant les masses qui filment et célèbrent, débordant de sadisme et d’obscénité. On ne comprend pas. Tous ces actes barbares, perpétrés dans l’intention explicite d’être diffusés et reproduits le plus grand nombre de fois possible. Pas de masque, pas de dissimulation. Pas de refoulement. Viralisation délibérée, diffusion contagieuse du pire mal, propagation à l’infini.

L’idée qui s’impose forcément en premier lieu est celle de la folie, du délire: pour pouvoir mener à bien ces actions, il semble qu’il faille nécessairement un radical lâcher- prise. Le terme « délire » trouve son étymologie à la campagne: il désigne un décalage par rapport à la « lyre », le sillon dans lequel est semé ce qui deviendra plus tard la récolte; une attitude irrationnelle, puisqu’elle implique une perte inutile dans le gain à venir. Le délire, alors: l’irrationalité totale comme mode d’explication de faits face auxquels, à première vue, on n’en trouve aucune.

On ne comprend pas non plus comment des personnes supposément pensantes, favorables à la défense des droits de l’Homme, autoproclamées progressistes (en référence, bien entendu, au progrès de l’humanité), ont pris et continuent de soutenir la honteuse décision éthico-politique de ne pas dénoncer publiquement les événements du 7 octobre. Au regard des multiples expressions des personnalités politiques, culturelles et intellectuelles associées à la sphère de « la gauche », la relation toujours complexe et délicate entre l’antisionisme (position critique ou souvent directement hostile à l’égard de l’État d’Israël) et l’antisémitisme (haine ou préjugé vis-à-vis des personnes juives) subit une métamorphose à la lumière du jour. L’absence totale de condamnation dévoile graphiquement le déguisement cynique du politiquement correct; il est clair que ceux qui sont incapables de dénoncer l’atrocité de ces crimes sans recourir à des justifications historiques et géopolitiques ne sont rien d’autre qu’une expression de plus de l’antisémitisme en tant que pathologie sociale, endémie historique de l’humanité. La particularité, me semble-t-il, réside dans le fait que cet antisémitisme s’accompagne de la purge idéologique des théories post-colonialistes qui lui permettent d’exister sans éveiller le moindre soupçon.

Le choix personnel et collectif de donner la priorité au soutien d’une direction politique manifestement criminelle, terroriste, fondamentaliste et intolérante confirme la logique de deux-poids-deux-mesures qui accorde plus d’importance aux alliances politiques qu’à la capacité humaine la plus élémentaire, celle du jugement rationnel, qui habilite la possibilité de l’empathie humaine sur toute stratégie orientée par l’intérêt. Le pouvoir du désir, le pouvoir de l’imagination: la croyance en une idée rassurante met en marche l’industrie de l’imagination interne, fonctionnant comme le fondement de la paix intérieure de l’individu. Le Prozac moral de tous les jours, analgésique idéal de la conscience du sujet bien-pensant.

Face aux prises de position non condamnatoires que nous continuons à observer, je ne peux que penser que le désir a fini par prendre les rênes de la perception, obscurcissant le discernement et faisant perdre toute forme de capacité critique. Le désir de croire comme moteur de la plus puissante faculté créatrice de l’être humain: la capacité imaginative. « L’imagination crée, objective en images, incarne. L’entendement fait sa sieste sur le coussin douillet de l’imagination », affirme de façon géniale le philosophe Ludwig Feuerbach. Soit c’est bien cela, soit il s’agit de positions informées par un antisémitisme profond et, maintenant, explicite. Je ne vois pas vraiment d’alternative.

Soyons clairs: la situation à Gaza est gravissime et chaque mort civile doit être condamnée. Il n’y a pas de place pour l’ambiguïté sur ce point. Les nouvelles de tous les jours sont désastreuses et nous défont, au-delà de la haine antisémite qu’elles enflamment. Mais il y a une différence fondamentale: elles s’inscrivent dans le contexte (regrettable, bien sûr) d’une guerre causée concrètement par une agression non seulement terrible et explicite, mais surtout très ponctuelle; une guerre dont malheureusement aucune résolution ne se profile à court terme, et qui met en évidence encore une fois le besoin pressant d’une solution politique entre Israël et la Palestine qui implique nécessairement l’existence de deux États voisins comme la plus importante garantie pour une paix durable.

Cette situation suscite, une fois de plus, la question de la nature de la violence et de son inhérente et hyperbolique puissance destructrice; on ne voit pas d’emblée comment la violence n’engendrerait pas plus de violence. La nécessité de la libération et du retour des otages est aussi importante qu’un cessez-le-feu protégeant la population civile palestinienne. Mais même dans ce cas improbable, que faire avec le Hamas? Comment vivre dans le même immeuble avec un voisin dont le premier échange avec ses autres copropriétaires est de déclarer ouvertement qu’il veut vous assassiner et vous jeter du balcon à la rue? Quel avenir de coexistence pacifique peut exister avec le Hamas? Des questions fondamentales que se posent aujourd’hui tous ceux d’entre nous qui ont un lien avec Israël.

Aujourd’hui, j’ai fait l’exercice de revoir quelques vidéos et photos du 7/10, disponibles sur https://www.hamas-massacre.net/, l’un des sites qui a pris la peine de compiler tout le matériel audio-visuel disponible de l’attaque. Il va sans dire que le contenu est brut; certaines parties sont très difficiles à regarder. Voici ce qui m’est arrivé.

La première réaction aux images est de dire non: expression verbale du refus le plus élémentaire de ce à quoi la psyché sait qu’il doit opposer une barrière. Dire non: négation de la véracité des faits, de la condition même de possibilité qu’ils soient ce qu’ils sont.

Une vidéo d’au moins dix corps sans vie, ensanglantés, empilés les uns sur les autres sur le sol du festival Nova. Non. L’image d’un couple brûlé vif dans une voiture; des expressions d’horreur immortalisées sur leurs visages carbonisés. Non. Un bébé brûlé vif, méconnaissable. Non, non, non.

La volonté de nier ce que je vois se produit de façon irrépressible; je réalise que j’en ai besoin: c’est ma seule ressource pour supporter les images. La voix en tant qu’énonciateur phonétique de la négation se révèle ainsi comme un mécanisme psychique d’adaptation face à l’horreur.

La deuxième réaction, encore plus corporelle: envie viscérale de vomir, nausées. Rejeter par voie digestive ce que le corps reçoit sensoriellement par les yeux. Contre-digestion éthique comme rejet ontologique: je ne peux pas consommer cela; ergo, cela ne peut pas être. Si l’être humain est ce qu’il mange, il ne peut que rendre cette ingestion d’images, véritable diététique de l’intoxication pour tout corps qui se veut vivant.

Que faire de tant d’images, de tant de stimuli qui circulent sur les réseaux sociaux et dans les médias? La dérive informatique imposée de force par des algorithmes tailor made à la singularité de chaque utilisateur-consommateur. La surreprésentation du mal radical contraste avec le manque de ressources intellectuelles pour le comprendre.

L’une des problématiques cruciales ici est que tant de représentations étourdissent, assourdissent et rendent opaque ce qu’elles cherchent à éclaircir. L’image dans sa reproduction totale ne fait qu’obstruer la pensée, parce qu’elle suit la logique du non- stop: le feed ne s’arrête jamais, il a toujours quelque chose de nouveau à nous donner à manger.  Le contenu semblerait toujours inépuisable, d’un volume inversement proportionnel à la capacité d’attention du sujet. « Personne ne peut penser à moins qu’il ne s’arrête », disait Hannah Arendt dans une interview. Une vérité pérenne.

À la place de la réflexion et de la modération, la dynamique de la reproduction itérative qui tend à l’infini impose la nécessité fictive de la bipolarité: soit on est d’un côté – le bien, la conscience tranquille – soit on est de l’autre – le mal, la culpabilité. Mais ce positionnement irréfléchi ne peut exister sans sa nécessaire publicité, condition de possibilité sine qua non. Il semblerait que, sous cette logique manichéenne et dangereuse, aucune prise de position ne puisse se faire sans respecter en même temps son caractère éminemment public: il faut choisir un camp, et dès qu’on le choisit, il faut le communiquer. Si je ne le publie pas, il n’y a pas d’existence; je poste, donc j’existe en tant que sujet moral. Cartésianisme woke du XXIe siècle.

Cette dynamique de l’instantanéité a pour conséquence l’impossibilité de toute position nuancée; le caractère brutalement éphémère des réseaux sociaux demande une prise de position instantanée. Face au processus discursif de la pensée, qui sert de médiation linguistique entre le sentiment et l’acte, l’opinion est immédiate; elle ne peut en être autrement, sa nature profondément dichotomique l’exige. Ce qui a pour grave corollaire supplémentaire l’imposition du conditionnel « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes avec les autres. » Discipline morale en tant qu’annulation de toute dissidence, mort de la pensée critique et de toute possibilité de dialogue.

Pourtant, devant la frustration de l’aporie, il convient de rappeler une phrase qui m’accompagne depuis mes années d’adolescence: « On ne discute pas avec l’antisémitisme, on le combat. » Pourquoi cette phrase? Car c’est une phrase qui, dans sa simplicité, permet de changer d’attitude par rapport à ce qui est donné. Soudain, la pensée n’est plus simple pensée: elle devient un outil de combat, une arme contre le désespoir collectif, une possibilité de rencontre. Bref, la pensée comme perspective d’avenir, comme ouverture à l’inconnu, à l’autre. L’impossibilité initiale de nommer transformée en possibilité de penser. Et face à l’impuissance générée par le délire collectif qui semble s’emparer du monde, une dernière phrase d’Arendt à tenir à portée de main: « Il est préférable d’être en désunion avec le reste du monde qu’avec soi-même, car je suis une unité. Faute de quoi, il se produit un conflit intérieur qui devient insupportable ». 

Texte paru initialement dans le journal La Nación (Argentine), supplément « Ideas », le 30 décembre 2023.