LA RÉVOLUTION MINDFULNESS

Avec le succès grandissant de la méditation de pleine conscience et ses applications thérapeutiques venues des États-Unis, les pratiques spirituelles issues du bouddhisme ont intégré le champ de la santé mentale en Occident depuis les années quatre-vingt-dix. Que peut nous dire le judaïsme à ce sujet ?
Éclairages sur un phénomène encore peu exploré.

 

© Mira Neshama Weil@mira.weilwww.miraneshama.com

Derrière ce que l’hebdomadaire américain Time appelait en 2011 la « révolution mindfulness » se cache un triste constat : malgré un niveau inégalé de prospérité, de parité et de sécurité dans l’histoire humaine, la santé mentale des Occidentaux est devenue alarmante.

Multitasking, encouragement à la surconsommation (binge-watching, overeating, swiping et autres), sur-sollicitations électroniques, image de soi à la merci des réseaux sociaux et pressions constantes de productivité, ont créé des niveaux de stress inégalés. Les conséquences sont palpables : le mal-être du sujet des sociétés libérales capitalistes contemporaines se compte en consommation d’anxiolytiques, thérapies, coaching, ventes de livres de self-help, mais aussi en augmentation des troubles psychologiques, de l’attention, de la personnalité ou du comportement.

Depuis les dernières décennies du xxe siècle, l’urgence d’aider l’humain à revenir à la simplicité du moment, à se reconnecter à son corps et à ses émotions, à réapprendre la présence et à apprécier les petits cadeaux de la vie, explique en grande partie le succès grandissant d’une technique de méditation laïque issue du bouddhisme : la « pleine conscience » ou mindfulness.

Introduite dans les années soixante-dix aux États-Unis par les fondateurs du premier centre de méditation bouddhiste occidental (Sharon Salzberg Jack Kornfield, Joseph Goldstein et Jacqueline Mandell), transposée au monde médical par l’un de leurs élèves, le psychiatre américain Jon Kabat-Zinn, dans une version encore davantage laïcisée (la MBSR – Mindfulness Based Stress Reduction), la « pleine conscience » a acquis son ticket d’entrée dans la culture occidentale à travers son application à la santé mentale.

Au-delà de ses applications thérapeutiques, étendue, depuis le tournant des années deux mille, au champ des outils de mieux-être et d’intelligence émotionnelle, la mindfulness est aujourd’hui pratiquée dans tous les secteurs de la société : des écoles aux hôpitaux, des prisons aux start-ups ou aux institutions gouvernementales, mais aussi, des synagogues aux centres communautaires juifs, aux États-Unis et au Canada, en Argentine, en Australie, en Angleterre, en Allemagne, en Israël, et même en France.

La question se pose alors : hors de la méditation de pleine conscience, point de salut ? Qu’en est-il de la spiritualité juive ? Les outils de la ritualité juive traditionnelle sont-ils à même d’adresser les questions contemporaines de la santé mentale ?

La santé mentale, une question nouvelle dans le champ des pratiques méditatives traditionnelles ?

Disons-le tout net : s’il existe une tradition multimillénaire de techniques méditatives dans le judaïsme, celles-ci ne visent pas au bien-être individuel.

Par-delà leur grande diversité – visualisations (shiviti), répétitions du nom divin (tseroufim), introspection visant au tikun des midot (hashkata), contemplation de la nature (hitbonenout), les pratiques contemplatives kabbalistiques ou hassidiques ne visent pas au calme de l’esprit mais à la transcendance. Le but ultime est l’union avec le divin (devekout), à travers l’accession au rouah hakodesh, l’esprit saint et, peut être, à la nevouah, la prophétie. À ce stade, l’être humain devient un keli, un vaisseau délesté de lui-même pour laisser à « l’inspiration d’en haut » (hashraa mi marom) l’espace de circuler, à travers lui, du ciel à la terre.

Cela passe par le concept hassidique de bitul haiesh : annihilation de l’ego. Enseigné par les premiers hassidei mizrah, les « pieux orientaux » tels qu’Avraham Maïmonide – le fils du rambam, et développé des siècles plus tard par les hassidim du xviiie siècle en Russie et en Pologne, du Baal Shem Tov à Rabbi Nahman en passant par le Meor Einayim, ce principe, pour le hassid, trouve son écho dans celui de nirvâna (extinction de l’ego) bouddhiste. Il affirme que, seulement lorsqu’elle se déshabille du sens de soi, l’âme peut se fondre dans l’étreinte intime (devekout) avec le divin dont elle se languissait, et (re)devenir une avec la Source de vie.

C’est là, dans une perspective juive traditionnelle, le but de la vie spirituelle : unio mystica. En ce sens, méditations juives et bouddhistes anciennes, bien que très différentes par ailleurs, se rejoignent : par contraste à la réinterprétation « pleine conscience » née du contexte de la culture thérapeutique contemporaine, il ne s’agit pas tant, traditionnellement, de mise en ordre du sujet, que de son « extinction ».

Et, de fait, la notion d’individu comme centre de préoccupation des trajectoires de vie et comme objet ultime des pratiques de soi est, dans une grande mesure, une notion moderne.

L’individu n’est pas pour autant sans prix dans le judaïsme. Au contraire, parce qu’elle est conçue à l’image du divin, la vie humaine est infiniment précieuse. C’est ce que nous rappelle le Talmud en nous disant que « Celui qui fait exister un seul être d’Israël, c’est comme s’il faisait exister un monde entier » (Sanhedrin 37a). Si la question de la santé mentale n’était pas posée en ces termes, celle des émotions, et leur impact sur la vitalité du corps, est centrale dans l’éthique juive traditionnelle.

L’éthique au cœur des commandements : le souci des émotions de l’autre

De nombreux commandements relatifs aux relations humaines montrent à quel point la halakha, la loi juive, prend à cœur les émotions du sujet : au-delà du commandement central du « respect du père et de la mère », de nombreuses prescriptions bibliques obligent au soin des émotions de l’autre – et en général, du plus vulnérable. Dans le désordre : le maître d’un esclave qui ne veut point le quitter est obligé de le garder ; celui qui voit son ennemi en difficulté se doit de l’aider ; celui qui prend chez lui une « belle captive » [euphémisme biblique désignant la femme raflée lors d’une razzia pour être réduite en esclavage, y compris sexuel, ndlr] doit lui laisser le temps de faire son deuil ; celui qui veut répudier sa femme ne peut prétendre qu’elle était en faute, et a des obligations financières vis-à-vis d’elle, celui qui voit un obstacle devant un aveugle ou quelqu’un en danger, se doit de l’aider, etc.

Dans le cadre du mariage en particulier, non seulement l’homme doit-il satisfaire sa femme sexuellement, mais aussi, le principe même de la possibilité pour elle de demander le divorce si elle n’est pas satisfaite, fait de cette institution – bien que dans un système plus qu’imparfait – l’une des premières à tenter de prendre en compte le bien-être de la femme. Ainsi en va-t-il des émotions : un fameux récit talmudique (Ketubot 62b,4) met en garde contre les manquements du mari vis-à-vis des émotions de son épouse. Un jour, après une très longue absence, Rav Rechumi, enfermé dans l’étude, n’était pas rentré pour Yom Kippour. « Sa femme, nous dit le texte, l’attendait [à chaque instant, disant :] “Il arrive bientôt, il arrive bientôt”. Mais il ne vint pas. Elle en fut si déprimée que des larmes commencèrent à couler de ses yeux. Il était [à ce moment] assis sur un toit. Le toit s’effondra sous lui et il fut tué. »

Cette histoire tragique n’est pas le seul récit talmudique à nous mettre en garde contre nos possibles négligences vis-à-vis des émotions de l’autre. Dans un fameux épisode de l’amitié brisée entre rabbi Yohanan et son protégé Reish Lakish, le Talmud nous rappelle que l’on peut mourir d’être triste, mais aussi de rendre triste. Car Reish Lakish, le bandit devenu rabbin, tombera malade jusqu’à la mort, d’avoir été rabaissé en public par son mentor. Et suite à la disparition de son havrouta (partenaire d’étude) favori, le pygmalion finira par mourir de tristesse.

Il ne s’agit pas de se demander si ces histoires sont « vraies », mais plutôt ce qu’elles nous disent de vrai sur la douleur mentale et ses effets sur le corps. « Humilier quelqu’un en public », nous rappelle le Talmud (Baba Metzia 58b,12) à propos du lashon hara (la médisance), « c’est comme verser le sang ».

Ces divers exemples pointent vers un même propos : le souci des émotions est, dans une perspective juive, profondément relationnel. La santé mentale est abordée, dans la culture légale juive traditionnelle, comme une question éthique. Qu’en est-il du travail sur soi ?

La ritualité juive réinterprétée : psychologie positive et Jewish Mindfulness

Une relecture contemporaine des rites et prières juifs du quotidien montre à quel point les pratiques traditionnelles peuvent être utilisées comme des outils de culture du bien-être mental.

Dans le chapitre sur la « gratitude » de son Petit guide de la paix intérieure, la psychologue américaine Ashley Davis Bush vante les bienfaits de la « pratique juive de modeh ani, une prière matinale (…) de gratitude ». Centrale dans la boîte à outils de la pleine conscience, la gratitude est l’une des pratiques clés de la psychologie positive aujourd’hui. Elle fait l’objet d’un chapitre de l’ouvrage sur « le bonheur » de Tal Ben Shahar, basé sur son cours ultra-populaire à Harvard. Soudain, à travers les lunettes de la santé mentale, un principe religieux au cœur de l’ethos juif multimillénaire, semble donner du sens au rite, et des motivations nouvelles pour le pratiquer. Car, dans le judaïsme, la gratitude est omniprésente dans les prières. Au-delà de prières formelles – hallel, hodaya, ou modeh ani –, l’appareil rituel juif nous invite à cultiver cet état d’esprit tout au long de la journée : après les toilettes (on remercie pour la santé du corps) avant et après le boire et le manger (on se connecte à la nature et à la source de vie d’où vient ce qui nous nourrit), lorsqu’on voit un nouvel arbre en fleurs, la mer ou un ami pas vus depuis longtemps, lorsqu’on porte un nouveau vêtement, etc.

Trop souvent, le sentiment d’obligation et le manque d’horizon réflexif accompagnant les discours religieux classiques ont fait faire perdre le sens du rite, et pire, son goût. C’est pourquoi, ces dernières décennies, dans le sillon du succès de la « pleine conscience » américaine, un nombre grandissant de rabbins occidentaux ashkénazes, libéraux et massorti d’abord, mais aussi orthodoxes, ont intégré la pleine conscience à la pratique juive. C’est le phénomène de la Jewish Mindfulness ou « pleine conscience juive », où la méditation et les principes de la pleine conscience sont importés, retraduits et adaptés aux rites traditionnels juifs.

En parallèle, d’autres rabbins, de Aryeh Kaplan à Rav Pinson, ont commencé à remettre en avant la pleine conscience déjà là dans les rites ancestraux du judaïsme.

Ce sont en effet comme véritables entraînements à une pleine conscience et à une connexion profonde avec la source de vie que, des siècles auparavant, Maïmonide, dans son Guide des égarés, décrivait les mitsvot. La centralité de la kavana (intention), comme prérequis à la pratique des mitsvot, ne souligne-t-elle pas la centralité d’une pleine conscience au faire juif ? Mais il faut du temps pour voir ce qu’il y a chez soi avec un œil nouveau.

Une question de regard

Dans le monde de l’après-Covid, les institutions juives contemporaines prennent de plus en plus en compte un aspect jusqu’ici négligé de l’ethos juif mainstream : la question du bien-être physique comme mental de l’individu. L’organisation américaine M2 : Institute for Experiential Jewish Education a lancé l’année dernière un fellowship de réflexion pour éducateurs intitulé « pédagogies juives du bien-être », et visant à permettre la création d’une bibliothèque vivante de pratiques ancrées dans la tradition juive et permettant aux Juifs de cultiver le soin de soi, à partir des outils de leur propre culture. L’existence d’une telle initiative et, plus largement, les nouvelles démarches de mise en avant des rites juifs traditionnels comme outils de pleine conscience, témoignent d’un nouveau regard. Et si la vraie révolution mindfulness, c’était de prendre conscience du sens de ses propres traditions ?

Retrouvez la série vidéo « Méditer avec la Torah » de Mira Neshama Weil pour Le Lab de Tenou’a