La Shoah est-elle génétiquement transmissible ?

« Le traumatisme de la Shoah se transmet génétiquement ». Tel est l’un des nombreux titres que l’on a vu fleurir dans la presse généraliste l’été dernier. Les médias s’emparaient d’un article publié dans la revue Biological Psychiatry par le Dr Rachel Yehuda, chercheuse à l’hôpital Mount Sinai de New York. Soudainement, nous quittions le champ traditionnel des sciences humaines et de la psychologie pour expliquer l’impact de la Shoah sur plusieurs générations. Le généticien Arnold Munnich nous explique pourquoi cette hypothèse, pour intéressante qu’elle soit, appelle la plus grande prudence.

TROIS QUESTIONS AU PROFESSEUR ARNOLD MUNNICH,
CHEF DU DÉPARTEMENT DE GÉNÉTIQUE MÉDICALE
DE L’HÔPITAL NECKER-ENFANTS MALADES DE PARIS

Pouvez-vous nous expliquer ce que dit cette étude d’épigénétique ?

Cette théorie de la transmission épigénétique du trauma, tout le monde y pense, depuis un moment, cela intéresse la communautéscientifique. Mais, y penserest une chose, la prouver en est une autre.

Il faut d’abord comprendre ce qu’est l’épigénétique: nous avons 23 paires de chromosomes qui sont dans toutes nos cellules et ces chromosomes sont constitués de compo-santsélémentaires qu’on appelleles bases, qui sont comme les pierres d’un édificeet qui sont au nombre detrois milliards par génome. C’est là que sont inscriteset codées les fonctions vitales de notre structure et de notre fonctionnement. Ces gènes sont entourés d’une gaine, la chromatine, un peu comme un câbleélectrique,enroulée autour de la double hélice de l’ADN, et qui peut donner aux gènes une configuration detype ouvert ou fermé. Lorsqu’ils ont une configuration ouverte, ils sont exposés et peuvent s’exprimer. C’est la modification de cette chromatine qui fonde l’épigénétique, c’est-à-dire tout ce qui entourele gèneet peut favoriser ou non son expression. C’est à ce niveau qu’interviennent les facteurs d’environnement: hormones, alimentation, facteurs chimiques, etc. L’expression d’un gène peut ainsiêtre altérée aussi bien par une maladie de l’ADN que par une modification de la configuration de la chromatine.

Le vrai problème est qu’aujourd’hui, on ne sait pas bien explorer l’épigénétique dans le système nerveux central. On peutétudier la configuration dela chromatinesur des tissus périphériques, mais comme on ne peut pas biopsier le cerveau, on n’a pas accès à la structure dela chromatine dans le système nerveux central.

Donc personne ne peut ni confirmer ni infirmer les hypothèses sur lerôle del’épigénétique au niveau du système nerveux central. C’est la raison pour laquelle je suis très sceptique: on peut dire ce qu’on veut, personne n’est en mesure de démentir scientifiquement une hypothèse qui n’est pas testableexpérimentalement. Ce qui me gène particulièrement ici, c’est que lorsqu’on parle de la Shoah, un effet de sidération s’empare de nous et plus personne n’ose démentir ou questionner quoi que ce soit.

CETTE HYPOTHÈSE EST TOUT À FAIT PLAUSIBLE MAIS ELLE EST INVÉRIFIABLE

Quelle attitude faut-il alors adopter face à ce type d’annonces ?

Il faut à mon avis rester très prudent sur ces questions. Dans une tribune récemment parue dans Le Monde Science & Médecine, Francesca Merlin du CNRS rappelle « [qu’]il est pour le moins prématuré de mettre en avant l’idée quel’environnement [entendre dans notre cas “l’histoire dela Shoah”] peut marquer notreépigénomeet ainsi le concevoir comme unesorte d’archive moléculaire de nos expériences vécues ». On peut expliquer ce qu’est l’épigénétique, expliquer pourquoi il est très difficile d’explorer le cerveau, et garder raison sur la validité de ce type d’études. Cela n’enlèverien à la pertinence dela question: l’environnement a-t-il la capacité de modifier l’expression de notre génome ? C’est une question majeure et on doit souhaiter que la science soit bientôt en mesure d’y répondre.

Donc, si la réponse est prématurée, la question elle-même est digne d’intérêt ?

Absolument, et tout le monde y pense. On l’observe d’ailleurs bien par exemple chezles souris: selon que vous laissez une souris sous sa mère ou que vous la sevrez à la naissance, ce nesont pas les mêmes gènes qui vont s’exprimer dans le cerveau. Mais la différence entre les souris et nous est qu’on ne peut pas biopsier le cerveau d’un humain vivant pour vérifier ce qu’il s’y passe.
Tous les scientifiques peuvent et doivent faire des hypothèses mais cela ne signifie pas qu’il faille considérer leurs hypothèses comme des résultats expérimentaux acquis avant que n’intervienne l’épreuve de l’expérience telle que formulée par Claude Bernard. En l’occurrence, cette hypothèse est tout à fait plausible mais elle est invérifiable en l’état actuel de nos capacités. Nous avons des hypothèses, nous avons les outils, mais il nous faut encore trouver l’accès au tissu génétique concerné: le cerveau. On sait faire des études sur les globules blancs par exemple – qui ont une durée de vie de dix jours –, mais ce n’est pas là que l’on trouve le secret de la subjectivité humaine. Dans cette étude qui se penche sur la salive et les globules blancs, la pertinence scientifique d’un marqueur épigénétique de la mémoire de la Shoah doit être prise avec une extrême prudence. L’émotion qui s’empare de nous à l’évocation dela Shoah ne doit pas nous sidérer au point de nous interdire de penser ni de faire nôtre une hypothèse actuellement invérifiable scientifiquement.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

“deuxième Génération”, de kichka

Avec Deuxième Génération, Ce que je n’ai pas dit à mon père, Michel Kichka, dessinateur de presse belgoisraélien signait, en 2012, une œuvre de témoignage magistrale aux facettes plurielles. Ce roman graphique participe, malgré lui peut-être, d’une réinvention de la mémoire, de cette transmission ingérée et restituée, autrement, par la génération d’après. Intime, spirituel et violent, Kichka se délivre un peu en nous livrant beaucoup.

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