Dimanche, vous avez commencé par lire plusieurs extraits d’un texte de Chantal Akerman écrit en 2005. En quoi ce texte a aidé à retranscrire ce que vous traversez?
En 2005, dans le texte “Narration Israël”, la cinéaste Chantal Akerman rend compte de son impossibilité presque paralysante de faire un film sur Israël, alors qu’un de ses amis le lui proposait. Cet ami lui explique que, parce qu’on n’y comprend rien, c’est d’elle qu’on attend quelque chose. Elle écrit : “Moi, je ne veux pas. Il n’y a rien à attendre de moi sur Israël. Moi comme tant de Juifs vivant dans la diaspora, j’ai des sentiments ambigus. Je ne soutiens pas la conversation quand on attaque Israël. J’ai mal. C’est tout. Non, ce n’est pas tout. Je renvoie les gens à leurs propres erreurs la plupart du temps. Tu ne vas pas me dire que toi tu penses comme ça, pas toi. Si, moi, justement.
Et c’est de moi qu’ils attendent que je leur dise qu’ils ont raison quand ils disent le pire”.
Voilà, 20 ans après, c’est le sentiment exact que j’éprouve. Comme pour beaucoup d’entre nous, je suis arrêtée depuis le 7 octobre 2023 par la violence du silence d’une grande partie de la gauche, celle d’où je viens, pour penser les forces émancipatrices contre l’hétérosexisme, le capitalisme, la colonialité et toutes les structures inhérentes à la production des vies subalternes.
Je suis également dans un état d’épuisement face à une guerre meurtrière qui vient rebattre les cartographies de mes positions à gauche. Où s’appartenir dans ces conditions en restant une intellectuelle de gauche, juive et lesbienne matérialiste?
L’intervention de dimanche n’a pas été simple à préparer parce qu’elle m’impliquait dans mon intimité, elle impliquait ma subjectivité politique. Je n’arrivais pas à démarrer, je n’arrivais pas à démêler les fils. Et, il y a quelques semaines, grâce à une amie, j’ai découvert ce texte de Chantal Akerman, ce texte qu’elle a écrit en 2005 sur son rapport à Israël. Tout de suite, ses mots ont résonné en moi, son sentiment de décalage a été le mien. Vingt ans plus tard, je peux faire son constat: en tant que Juive de gauche, je suis sommée de me positionner, de rendre compte de politiques que je ne maîtrise pas, pas toujours. Akerman raconte aussi ne plus parler le même langage que ses interlocuteurs, devoir se mettre en retrait de certaines conversations. Ce qu’elle décrit m’est arrivé à plusieurs reprises ces derniers mois. Le texte de Chantal Akerman m’a permis d’exprimer les paradoxes dans lesquels je me trouve, en ce moment.
En 2017, vous publiez un travail sur la convergence entre antisexisme, antiféminisme et antisémitisme au moment de “La Manif pour tous”. Autrement dit, au sein de cercles militants “anti-mariage pour tous” circulaient des discours aussi misogynes qu’antisémites. Comment expliquer cette articulation?
Je souhaiterais tout d’abord revenir sur la difficulté de faire financer ces recherches dans un contexte académique déjà très précarisé. Les sujets sur l’antisémitisme contemporain, et en plus dans son articulation avec les questions de genre et de sexualité, rencontrent de nombreux obstacles pour trouver leurs légitimités par l’obtention de programmes de recherches.
Le discours antisémite qui se manifeste depuis la fin du XIXe, ne saurait être totalement appréhendé indépendamment des liens qu’il a entretenus avec l’hétérosexisme et l’antiféminisme. Que ce soit par effet d’opposition ou par intégration, ces discours combinés à l’hétérosexisme et à l’antiféminisme, participent du récit collectif. Par exemple, en 2014, une succession d’actions et de tags, notamment dans des universités et lors de manifestations publiques, prolongent l’expression des mouvements d’opposition à la loi relative au mariage pour tous. Dans ces protestations, les procédures d’altérisation font émerger des figures associées et mobilisées sur un mode fantasmatique qui les rend responsables de la “théorie du genre”: notamment les Juifs, les lesbiennes, les gays ainsi que les Francs‑maçons. Par exemple, lors de la manifestation du 5 octobre 2014, une affiche apposée à Paris sur des abribus, condamnait une liste d’hommes désignés comme Juifs (élus, essayistes, philosophes). Quelques jours plus tard, à Toulouse, les murs de l’Espace des Diversités et de la Laïcité – qui accueille le centre LGBT – et la faculté de droit et science politique étaient souillés d’inscriptions homophobes et antisémites (PD = Magen David), signées de croix celtiques (Occident chrétien) et de croix gammées. Ou encore, toujours à cette époque, une série de railleries sur des réseaux sociaux exposait des intellectuelles juives et lesbiennes en les présentant comme “névrosées, lesbiennes et juives”, associées à “la décadence morale de la famille et de l’ordre du genre”.
À l’époque, l’étude des discours des groupes réactionnaires “anti-mariage pour tous” et “anti-théorie du genre” en France a permis de rendre compte de ce phénomène.
Dans votre intervention, vous évoquiez l’idée que, dans ces manifestations, la lesbienne juive était devenue l’ennemi commun. Pourquoi était-elle la cible de tels discours de haine?
De nombreux travaux en histoire et en philosophie politique ont montré que, à toutes les époques, la crainte de l’émancipation des femmes suscite l’opposition acharnée des mouvements nationalistes. L’exemple de Vichy révèle le triomphe de l’antiféminisme qui couvait pendant l’entre-deux guerres (en référence aux travaux de l’historienne Christine Bard). Les mouvements antiféministes s’expriment de différentes façons, par des actes (y compris des violences), des politiques, mais aussi en renforçant, dans les fictions littéraires ou cinématographiques, les images, symboles, stéréotypes qui disent la différence des sexes et la place subordonnée des femmes.
Dans le contexte de la “manif pour tous”, le discours porte sur la supposée singularité du féminin, “du” masculin et de “la” famille dans les groupes opposés à l’idéal de symétrisation des relations (un discours que l’on retrouve aujourd’hui chez les suprématistes blancs aux États-Unis). Lorsque cette conception est mise à mal par des féministes et des chercheur.es, il arrive en 2013 que ceux‑ci soient dénoncés comme Juifs. L’originalité du contexte d’il y a dix ans, c’est qu’il a tenu dans le croisement de trois thématiques: les normes de genre, le statut de la famille et l’ordre hétérosexuel qu’il s’agissait de restaurer.
En termes de genre et de sexualité, les formes des altérités dangereuses qui ont parcouru toute la littérature conservatrice du XXe siècle jusqu’à nos jours sont “la” femme et/ou “le” féminin renvoyés à un espace de projections et de fantasmes, un corpus mythique et allégorique où la figure de “la” juive prend place. Dans cet imaginaire, la figure juive efface et transgresse les frontières: celles des États, des sexes, des genres, des religions, des catégories stables de la pensée. C’est dans une volonté de réaffirmation d’une pensée immuable de la différence des sexes et des sexualités que l’antiféminisme se développe. Il y a dix ans, des stéréotypes antisémites de la Juive du début du XXe siècle – personnifiant, par le détour de la virago, l’intellectualisme au féminin, c’est-à-dire le renversement des rôles et des modèles genrés traditionnels – étaient repris, par exemple sur le site Égalité et Réconciliation [co-fondé par Alain Soral].
Dans un entretien à daï !, vous déclarez avoir étudié la question de l’antisémitisme à droite et à l’extrême droite. Mais, avant le 7 octobre, vous éprouviez de la difficulté à considérer l’antisémitisme à gauche. Vous disiez avoir “peur d’y aller”…
Avant le 7 octobre, j’avais pris l’habitude de silencier mes subjectivités juives dans les espaces académiques ou militants de gauche que je fréquentais.
Après le 7 octobre, je ne savais plus, comme beaucoup de Juifs de gauche, où j’habitais. La tragédie m’a obligée à ne plus détourner le regard, à constater le décalage entre certain.es de mes ami.es, collègues et moi. À ce silence accablant s’ajoutent l’absence d’empathie et le devoir de positionnement.
Depuis le 7 octobre 2023, on assite à un autre phénomène qu’il y a dix ans, celui d’une instrumentalisation de la droite qui a pris l’antisémitisme comme cause pour combattre les groupes racisés musulmans devenus “ennemis de l’État”. Du côté de la gauche, une grande partie se présentant comme queer décoloniale, pour qui “les Juifs” deviennent les ennemis de classe du fait de leur supposée proximité avec la matrice coloniale du pouvoir, qu’elle soit en Israël ou en France.
À ce titre, non seulement nous sommes sommées de nous positionner en tant que Juifs/Juives sur la politique actuelle d’Israël, mais le mot même d’“antisémitisme” devient impossible à prononcer dans des espaces de gauche et queer. Inaudible car trop repris par les rhétoriques de droite selon des tenant.es de cette gauche. Inaudible parce que la question juive serait soutenue par les rhétoriques du pouvoir.
Depuis le 7 octobre, cet “être au monde juif” s’est imposé dans mon rapport à l’autre. Aujourd’hui, quand j’arrive dans un nouveau milieu, je ressens le besoin de dire que je suis juive.
Dimanche, vous avez déclaré que vous n’auriez pas pensé mettre la paix au cœur de votre réflexion. Comment ce concept s’est-il imposé?
Il est nécessaire de penser la paix comme un concept politique, et même comme un concept radical, dans l’étau dans lequel nous sommes pris. La question de la paix aujourd’hui apparait comme l’horizon pour sortir des instrumentalisations de droite quant aux catégorisations d’antisémitisme opposées aux catégorisations de racisme, et dans certains courants de gauche pour sortir de ce déni d’antisémitisme (en tant que catégorie politique et sociale). Jamais je n’aurais imaginé mettre la paix au centre de mes réflexions. C’est à la gauche de s’emparer de l’anticapitalisme, du racisme, de l’antisémitisme et de l’hétérosexisme pour faire face à l’idéologie du consensus de droite. Cette droite qui gomme les rapports de domination et ne permet donc pas l’émancipation des groupes opprimés. Avoir une conscience de gauche permet de faire face à l’éclipse de l’antisémitisme par une partie de la gauche queer. Elle permet de penser la complexité des vies prises dans ce réel, dans ce quotidien meurtri, abîmé.
Le mouvement des Guerrières de la Paix en France milite pour la voie de la paix. Je pense à mon grand-père, un Juif d’origine russe exilé d’Odessa qui est devenu traducteur à l’ONU, pour qui la paix était quelque chose d’indispensable, et que pendant longtemps je n’écoutais que d’une oreille sur cette question, car je trouvais que la paix était un concept mou.
Comment lutter contre l’effacement des voix juives dans les espaces militants de gauche? Contre l’effacement des personnes juives LGBTQ+ dans les espaces LGBTQ+?
Je pense que tant que la guerre sera en cours, on ne pourra pas trouver d’espaces dans lesquels poser nos voix. C’est seulement quand la guerre cessera que nous pourrons trouver d’autres ponts de discussions.
Refuser la double réalité des douleurs qui peuvent coexister, par exemple en demandant la libération des otages et justifier de l’occultation des violences faites aux femmes juives en Israël le 7 octobre 2023, s’inscrit dans le raisonnement selon lequel, les Juives et Juifs étant une population perçue comme protégée ou complices des régimes politiques coloniaux, racistes, leurs paroles sont inaudibles.
C’est pourquoi l’antisionisme se présente comme “une idéologie vertueuse” pour reprendre l’expression d’Eva Illouz. Il permet d’exprimer la non légitimité fondamentale du fait même qu’Israël existe, sans intégrer la pensée de gauche qui continue de se battre tous les jours ici et là-bas.
Il ne faut pas oublier non plus que c’est au nom de l’écologie humaine et de la préservation des droits humains, que les opposants au “mariage pour tous” et aux études de genre proclamaient en 2016 que, pour éviter de détruire les fondements sociaux, il faut faire front contre les avancées égalitaires. Le féminisme et certaines de ces figures juives devenaient ainsi, au nom de l’écologie humaine, l’ennemi proclamé. Ce sont ceux-là même qui étaient les plus fervents opposantss à la légalisation du mariage pour tous et toutes qui, aujourd’hui, prétendent lutter contre l’antisémitisme…
La conférence organisée par Beit Haverim m’a permis comme elle a permis à d’autres personnes présentes de se sentir – le temps d’un moment – à la maison. Pour la première fois depuis des mois, nous étions audibles.
Il nous faut aussi réfléchir à ce que deviendra la mémoire de ce qui est en train de se passer depuis un an. Qu’en fera-t-on?
Propos recueillis par Léa Taieb