Le vieux juif blonde, ou l’image brisée

En 2006, Amanda Sthers publiait une pièce de théâtre au titre qui boite : Le vieux juif blonde*.
Des années plus tard, celle qui vit aujourd’hui en Californie revient sur la dissonance qui existe parfois entre l’image que nous renvoyons et la personne que nous sommes.

© Michel Platnic, After Study for Human Body, 2013, 198 x 148 cm
Courtesy Gordon Gallery, Tel Aviv

Nous sommes poussière et nous redeviendrons poussière, pourtant l’enveloppe qui nous trimballe tout au long de notre vie détermine une immense partie de son déroulement. Quand j’ai écrit Le vieux juif blonde, j’avais vingt-six ans. J’étais enceinte de mon second enfant, donc femme et homme à la fois, et prisonnière d’un corps qui ne me ressemblait plus. Ce monologue de théâtre a bouleversé ma trajectoire. Je pensais que personne ne comprendrait la pièce, qu’il y aurait trois spectateurs dans la petite salle des Mathurins. On avait écarquillé les yeux à l’évocation de mon titre, pensé à une faute d’impression sur les affiches… J’avais osé écrire une œuvre d’une singularité déconcertante qui, pensais-je, ne pouvait guère toucher beaucoup de monde. J’ai été bousculée par son succès public international, l’unanimité de la presse et les honneurs qui n’arrivent qu’une fois dans une vie. (Elie Wiesel a recommandé mon texte à la professeure de l’université d’Harvard Clara Guila Kessous qui l’enseigne depuis à ses élèves et qui de surcroît est devenue une amie précieuse).

La pièce raconte l’histoire de Sophie, une jeune fille de vingt ans qui affirmait à ses parents bourgeois catholiques parisiens qu’elle n’était pas ce qu’ils voyaient mais Joseph Rosenblath un vieux juif rescapé des camps. Si les psychiatres détectaient une schizophrénie, ils ne pouvaient pourtant expliquer comment elle savait parler le yiddish ni les souvenirs précis qu’elle avait d’Auschwitz. Sophie ne supportait pas ses seins, était attirée par les dames « de son âge » au thé dansant et trimballait la mélancolie d’une vieille âme.

Dix-huit années après la parution du monologue et son début sur les planches, on se tourne vers moi en réalisant que la pièce n’était pas qu’humour, émotion et questionnement identitaire tel qu’on l’entendait. À l’heure où la parole se libère, où l’on autorise les êtres à rester flous sur leur genre ou au contraire à l’affirmer en dépit de leur sexe de naissance, le texte prend une autre portée. À Los Angeles où je vis désormais, mon « vieux juif blonde » porte une différente sorte d’étendard depuis que les frontières entre le masculin et le féminin sont devenues un sujet de société, on ne cesse de revisiter la pièce sous ce prisme.

Une multitude de thèmes se bousculent dans le court texte du Vieux juif blonde mais le propos central est de savoir si nous sommes obligés de ressembler à ce que notre enveloppe corporelle nous impose, si notre psyché est forcément en accord avec notre âge, nos traits, et notre sexe, si une jolie jeune fille blonde a le droit d’être profondément triste. Ça questionne aussi le rapport des autres à l’image que l’on renvoie, aux présupposés, aux a priori.

Aux États-Unis, pays qui ne connaît pas la tiédeur, le sujet est abordé de façon radicale désormais, passé au moulinet du marketing comme ils savent si bien le faire. Rien qui me choque en matière de changement de sexe si ce n’est qu’une fois qu’une personne a une nouvelle identité, alors il est exigé de parler d’elle au passé selon son nouveau sexe. Il faut non seulement faire le deuil d’une personne que l’on a connue mais aussi réécrire l’histoire, réinventer ses propres souvenirs et je n’ai toujours pas compris pourquoi. Le changement fait partie du parcours d’un être, même si pour lui il a toujours été tel qu’il est devenu. Effacer cette blessure-là me paraît être une erreur, elle fait partie d’eux comme une cicatrice.

Pour qui a baigné dans la religion juive dont la foi est basée sur l’absence de représentation divine, le pouvoir des idées, de l’imaginaire et de la perception, il devrait sans doute être plus simple de comprendre ceux qui se questionnent sur leur corps. Il y a pourtant, dans les textes religieux en eux-mêmes mais encore plus dans leur application, une chose qui m’a souvent dérangée dans le rapport aux femmes. Pourquoi une apparence, un sexe changeraient-ils nos droits et nos devoirs ? Comment la religion du Livre peut-elle accorder plus de place à un sexe qu’à des idées ? Et si le véritable problème venait de là ? Si ce n’étaient pas nos corps qui nous dérangeaient (car qui s’y sent vraiment chez soi ?) mais la façon qu’ils ont de nous limiter dans un espace ou un autre, dans une fonction, un statut, un présupposé, une trajectoire de vie ? Que l’on se sente femme ou pas homme, que l’on se rêve plus mince, ou moins grand, le véritable débat est sans doute de pouvoir retirer ces limitations, ces horizons qui semblent impossibles à ceux qui n’ont pas les « bons habits ». Il faudrait nous réconcilier avec le fait que nous ne sommes que des bouts de Dieu qui nous a créés « à son image », c’est-à-dire comme une plénitude composée de deux pôles donc une image brisée.

À l’origine nous n’étions qu’un : Adam, androgyne qui, pour ne pas rester seul, a abandonné un bout de lui-même et a ainsi fait naître la femme. Si Dieu ne nous a pas façonnés l’un après l’autre mais a voulu que la femme naisse de la côte du premier homme, c’est pour initier un manque, un désir jamais assouvi de ne faire qu’un à nouveau. Cette fusion originelle brisée est la naissance de l’amour, de la sexualité humaine si différente de celle des animaux, mais aussi sans doute de ce sentiment d’incomplétude auquel chacun survit comme il peut. Et qui sommes-nous pour dire à quelqu’un qui il est, qui il doit rester ou devenir ? Cela n’appartient qu’à Dieu et à lui-même et, une fois poussière, on se moquera bien de savoir s’il était vieux, juive, petit ou blonde, il ne restera que l’essentiel et l’essentiel n’est rien que l’on puisse voir, à l’image de Dieu. Nous sommes tout et rien.

* Amanda Sthers, Le vieux juif blonde, Grasset, 2006 – 8,20 €