MOUSSAF: LES DIX MARTYRS

Ô combien ce terme de “martyr” est embarrassant. À l’heure où les assassins se drapent volontiers du “martyre” pour exterminer joyeusement quiconque passe à la portée de leur religiosité purulente, à l’heure où certains voudraient jouer la concurrence des souffrances pour nier la Shoah, cette idée du “martyre” n’est pas précisément à la mode. David Isaac Haziza explore ici l’épineuse question de ce qu’ont pourtant à nous apprendre les sacrifices des martyrs du judaïsme que la liturgie de Yom Kippour honore.

אלה אזכרה ונפשי עלי אשפכה כי בלעונו זדים כעגה בלי הפוכה

Pour les Juifs d’aujourd’hui, après Auschwitz en particulier, il n’est rien de plus choquant que l’idée du martyre. Le judaïsme, dit-on souvent, est une religion de vie, une religion de l’ici-bas, une religion qui ne s’intéresse pas tant aux récompenses post mortem qu’au carpe diem. Cependant, il y a, je crois, une grande différence entre la sensibilité juive et ce que disent en fait les textes. Ou plutôt devrais-je dire, entre la sensibilité juive moderne et la tradition.
Au temps des Croisades, des Juifs ont non seulement choisi la mort plutôt que le baptême mais l’ont encore donnée à leurs enfants, de leurs propres mains. On décrit des scènes semblables au moment de l’expulsion d’Espagne. De cela, l’une des prières juives les plus populaires, Avinou malkénou, porte la trace : « Notre Père, notre Roi, agis en faveur de ceux qui se laissèrent assassiner pour Ton saint nom ! Notre Père, notre Roi, agis en faveur de ceux qui se laissèrent massacrer pour Ton unité ! Notre Père, notre Roi, agis en faveur de ceux qui se jetèrent à l’eau et dans le feu pour la sanctification de Ton nom ! »
Le martyr sanctifie le nom de Dieu, au sens où il en porte témoignage et pousse à le proclamer saint; au sens théurgique aussi, où son acte extrême rend littéralement saint, permet au Nom de s’accomplir, à Dieu d’exister. Dans la liturgie des Yamim Noraïm, le thème du martyre est particulièrement présent. Isaac, à Rosh haShana, est présenté comme le premier des martyrs; sa cendre qui est aussi celle de tous ceux qui l’ont suivi, fait même intercession pour nous. Lors des sonneries du shofar, à la fin de la section des Souvenirs, on rappelle en effet l’épreuve du jeune patriarche, disant : Et souviens-toi en ce jour avec miséricorde pour ses descendants, de la ligature d’Isaac. Commentant le passage du Lévitique où Dieu dit qu’Il se souviendra de Son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob, le Sifra affirme que la cendre d’Isaac est un lien éternellement visible entre l’Éternel et Israël, amassée qu’elle est sur l’autel. Comprenons : si Isaac ne mourut pas réellement, encore qu’un midrash controversé raconte qu’il fut immolé puis qu’il ressuscita, beaucoup d’Isaac, jeunes et moins jeunes, enfants ou adultes, connurent ce sort durant des siècles – et leur cendre, à n’en pas douter, est bien visible. À Yom Kippour, le culte du martyre prend une autre dimension avec l’office du Moussaf, dont, comme chacun sait, le centre et la raison d’être consistant dans l’évocation des rites sacrificiels et notamment du fameux bouc émissaire. Et le bouc sur lequel le sort sera tombé, il sera placé vivant devant l’Éternel, pour l’expiation (לכפר ,(pour être envoyé à Azazel dans le désert. Le bouc va littéralement porter en dehors de l’espace consacré les fautes qui le souillent; l’idée du sacrifice, comme l’a vu René Girard, fonctionne ici à plein, le mal étant changé en bien par un geste qui l’extériorise. Le mal, on lit cela ailleurs dans la Torah, est extirpé, comme s’il était une chose, un résidu matériel dont on peut se débarrasser de façon évidente. Et c’est l’animal qui va se charger de ce résidu, c’est lui le substitut de la victime légitime – qui serait Israël. Durant la répétition de la Amida de Moussaf, on rappelle donc le service du Temple, et notamment ce rite étrange, unique en son genre. La manière dont les victimes étaient immolées est décrite dans un but cathartique : le fidèle doit avoir sous ses yeux l’horrible liturgie, le sang projeté dans toutes les directions, la terreur du peuple qui se savait en sursis, qui se prosternait comme nous le faisons encore en le racontant, la solennité, la magnificence du Grand Prêtre… Et il est de coutume, après cette auguste horreur, de réciter l’élégie des Dix martyrs d’Hadrien, Eleh ezkera.

LE FIDÈLE DOIT AVOIR SOUS SES YEUX L’HORRIBLE LITURGIE

Ce poème ressemble dans son contenu à une kina lue à Tisha beAv et racontant aussi, quoique de manière moins travaillée et surtout moins métaphysique, le supplice de ces dix Tanaïm, torturés et tués sous l’Empire romain : Rabbin Ismaël le Grand Prêtre, Rabban Simon ben Gamaliel, Rabbi Akiba, Rabbi Hanina ben Teradion, Rabbi Houtspit l’Interprète, Rabbi Eléazar ben Chamoua, Rabbi Hanina ben Hakhinaï, Rabbi Yeshvav le Scribe, Rabbi Judah ben Dama et Rabbi Judah ben Bava. Le récit de leurs souffrances est détaillé et ouvertement romancé. Ainsi Ismaël, nous dit-on, plaît tellement à la « fille de l’empereur » qu’elle implore sa grâce. Ne pouvant l’obtenir, elle demande qu’il soit écorché vif, de sorte que sa peau lui soit donnée et qu’elle puisse en faire ce que bon lui semble. Ne croirait-on pas quelque réécri- ture du mythe chrétien de Salomé ? À ceci près que si le Jean-Baptiste en question n’est pas moins juif, et pour cause, que celui de Marc, la Salomé est désormais romaine, et plus cruelle encore que celle de la célèbre fable. Ou peut-être plus amoureuse.
Il n’est pas fait mystère de la dimension sacrificielle de ces exécutions. Ainsi, le sang de Simon ben Gamaliel est-il versé, dit le poète, comme celui d’un taureau offert : oui, il s’agit d’un sacrifice, d’une offrande et d’ailleurs, pas de n’importe quelle offrande. Le taureau était en effet offert par le Grand Prêtre, indépendamment des deux boucs, pour expier ses propres fautes; or Ismaël est le Grand Prêtre et alors qu’il a demandé à mourir d’abord, le sort est tombé sur Simon. Tragique ironie, qui va faire « payer » ce dernier symboliquement pour les fautes de celui qui voulait se sacrifier avant lui. Surtout, et c’est probablement, pour nous, le plus difficile à entendre, il est explicitement dit que ces morts expient pour le passé et l’avenir. En un schème quasi christique, le refrain nous le martèle : Nous avons péché, ô notre Roc; pardonne-nous, ô Créateur. Nous sommes responsables, ils sont morts pour nos fautes ! Comme Isaac dont la cendre éternellement présente au regard de Dieu intercède pour notre salut. Et en même temps l’élégie rapporte le midrash selon lequel c’est pour racheter le méfait des frères de Joseph que ces justes ont ainsi péri : dix ils étaient, comme les dix frères criminels qui vendirent leur cadet en esclavage. Vendre un homme mérite la mort selon la Loi. Il fallait donc bien que quelqu’un se charge de ce péché qui hantait Israël depuis le berceau. Brodant sur ce même thème, le Midrash Hanéélam, dans le Zohar, va plus loin encore : les dix martyrs seraient, à l’en croire, des réincarnations des dix frères de Joseph ! Qui n’a pas entendu, relativement à la Shoah, cette explication ? Le génocide de notre peuple serait la rétribution de péchés commis dans des vies antérieures: quelle que doive être notre méfiance, légitime et même de rigueur, à l’égard de ce genre de propos, il faut savoir qu’ils se fondent sur une série de sources qui existent bel et bien, dans le Midrash comme dans la littérature mystique.
Le mal causé à Esaü par notre ancêtre Jacob, son frère jumeau, est une autre possible explication de la liturgie de Yom Kippour. Selon le Zohar, Azazel est la puissance angélique ou démoniaque, la Principauté d’Esaü. Où Israël apprendrait à surmonter le mal, l’envie, le ressentiment, la haine fraternelle – ou, ce qui revient au même, raciste – qui est en lui, en son âme collective et individuelle. Jonathan Sacks voit dans l’ensemble du rite de Yom Kippour, et jusqu’à la gémellité des deux boucs, l’un offert à l’Éternel, l’autre à Azazel, le rachat du mal causé jadis par la rivalité fraternelle, et de façon tout à fait audacieuse, surtout dans l’horizon orthodoxe qui est le sien, axe tout son mahzor sur ce motif.

CONCEPTION TRAGIQUE DE L’HISTOIRE

Sans aller jusqu’à parler de métempsychose, l’idée que nous « payons » pour nos ancêtres, en un cycle tragique que seul le Messie saurait arrêter, est en tout cas déjà présente dans la Bible : Nos pères avaient péché, ils ne sont plus – mais c’est nous qui portons leurs fautes, dit Jérémie dans les Lamentations. La prière de Moussaf des jours de fête ne dit pas autre chose : à cause de nos péchés nous fûmes exilés de notre terre… Nos péchés : ceux des nôtres, ceux de nos aïeux, dont nous sommes chargés comme les Atrides l’étaient.

La notion juive de martyre s’enracine dans cette conception tragique de l’histoire. Dans un tel contexte le sort, qui revient si souvent – dans Eleh ezkera comme dans les lois du bouc émissaire – joue un rôle providentiel. Le sort, absurde pour l’œil du mortel, est la manifestation du Dieu caché, la manière dont l’absence divine se fait présence. Notons qu’un autre grand récit lié à Kippour en parle, et c’est l’histoire de Jonas : ils tirèrent les sorts et le sort tomba sur Jonas. Et notons que selon un midrash, Jonas redoutait d’aller à Ninive parce qu’il savait que ses habitants se repentiraient, ce qui aggraverait les fautes d’Israël : allusion à la mission de souffrance, au sort du peuple élu, condamné à servir de bouc émissaire au monde entier, c’est-à-dire, à la lettre, à se faire martyr pour extirper le mal de la création ?

On frémit à cette idée; dans notre religion sans réponses, dans notre religion de questions, on ne veut surtout pas que cette réponse-là soit la bonne. Comment, alors que le souvenir de la Shoah est encore si présent à nos esprits, pouvons-nous l’accepter ? Comment, d’ailleurs, aimer une création où des enfants, quels qu’ils soient, seraient torturés ? Et où Israël, bien sûr, serait de siècle en siècle et quand prend au « sort » l’envie de lui tomber dessus, son paratonnerre métaphysique ? Comment, en un mot, accepter une théologie qui thématise notre lien à la divinité comme passion, comme sacrifice ? Et quand ils arrachèrent la peau où les téfilines s’attachent, Ismaël amèrement hurla son âme au créateur, raconte notre élégie des Dix martyrs. Les téfilines nous lient à Dieu en une étreinte quotidienne : le martyre d’Ismaël en est comme le revêtement suprême ! Or, aussi insupportable cette théologie nous soit-elle, elle fait, disons-le bien, partie de notre tradition, elle est au cœur du judaïsme.
Mais pour Toi on nous tue chaque jour, on nous voit comme moutons pour l’abattoir. Debout ! Pourquoi dors-tu ô Seigneur ? Réveille-toi ! Ne nous rejette pas pour toujours !
Ces mots du Psalmiste résonnent douloureusement aux oreilles de ceux qui ont vu enfants et parents partir réellement pour l’abattoir. Ceux-là n’avaient rien demandé. « L’Éternel est mon berger », dit un autre psaume, plus célèbre encore : mais pourquoi le berger élève- t-il son bétail, si ce n’est pour à la fin le dévorer ?

La soumission est-elle la seule possibilité que nous offre la tradition ? Nous prosterner en louant les martyrs d’Hadrien, heureux que d’autres aient souffert pour nous ou le fassent à l’avenir ? Non pas, car je crois que Kippour est aussi l’arme donnée à notre peuple pour triompher de ce Dieu dévorateur et Le changer en Dieu de miséricorde : Debout ! Pour suivre la voie d’Élie Wiesel qui renversa les rôles : « Aujourd’hui, écrit-il dans La Nuit, je n’implorais plus. Je n’étais plus capable de gémir. Je me sentais, au contraire, très fort. J’étais l’accusateur. Et l’accusé : Dieu ». C’était à Auschwitz, le jour de Rosh Hashana, jour du jugement; il jugea l’Éternel – et s’il est une chose dont nous pouvons être certains, c’est que quelque part dans les hauteurs, sa cause l’emporta.

1. Lévitique, 26:42
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2. Lévitique, 16:8
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3. Lévitique, 16:11
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4. Zohar, I, 138b
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5. Lamentations, 5:7
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6. Jonas, 1:7
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7. Psaumes, 44:23-24
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