Les leaders juifs, des femmes comme les autres

© Noa Ironic, Let’s Bet, 2021, oil on linen, 100×180 cm – Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

C’est qui l’patron ? Who’s your daddy ?
Ces expressions existent dans toutes les langues ou presque et traduisent bien le lien supposé « naturel », dans bien des cultures, entre virilité et domination. La puissance du leadership serait par essence entre les mains du masculin et du paternel, seul genre en possession de la force physique et de la maîtrise véritable.

Il suffit de tendre l’oreille ces dernières années vers le discours de certains leaders politiques, qu’ils soient au pouvoir ou aspirent à le conquérir, pour percevoir à quel point ces liens entre leadership et testostérone restent d’actualité.

D’un Donald Trump en campagne affirmant qu’il « attrape les femmes par la chatte » (…) à un Jaïr Bolsonaro affichant la misogynie comme argument de campagne. D’un Éric Zemmour se disant convaincu que « les pouvoir s’évapore dès que les femmes arrivent », à un Victor Orban qui se plaît à les renvoyer constamment à leur rôle familial… sans oublier bien évidemment les innombrables clichés de Vladimir Poutine, chevauchant torse nu sa monture, une arme à l’épaule…

Ces hommes ne partagent évidemment pas les mêmes convictions idéologiques, ni les mêmes programmes politiques, mais quelque chose semble rapprocher leurs discours : un goût des frontières hermétiques, une passion pour les récits nostalgiques et les narratifs qui chérissent un passé glorieux, indemne de toute faute morale, une volonté de revenir à ce qui fut un empire ou une puissance passée… et une méfiance à l’égard de tout ce qui salit ce souvenir idéalisé. Bref, une peur du changement, de la porosité des frontières, des histoires ou des identités.

Pouvoir politique et misogynie ont souvent fait bon ménage dans l’histoire et aucune époque ou presque n’a semblé y échapper.

Dans mon livre Réflexions sur la Question Antisémite (Grasset, 2019), je me suis intéressée au lien surprenant qui rapproche la misogynie de l’antisémitisme.

Juifs et femmes ont souvent été accusés des mêmes maux ou des mêmes comportements : d’être cupides, pas fiables, hystériques, manipulateurs, lascifs, d’aimer le pouvoir, d’être des agents contaminants, d’empoisonner (parfois les puits et toujours les idées et les croyances). Bref, d’être des agents polluants.

Ainsi, le Juif fut souvent perçu comme manquant de virilité et de stabilité. On moquait ainsi Léon Blum en le traitant de femmelette… de la même manière qu’au Moyen Âge, en Europe, nombreux étaient ceux qui croyaient sincèrement que les hommes juifs avaient chaque mois des menstruations ( !). Le corps des Juifs, comme celui des femmes, était perçu comme « impuissant », bien trop ouvert pour diriger.

Attention : tout cela ne revient pas à dire que tous les misogynes sont antisémites, ni vice-versa… mais c’est comme si la rhétorique misogyne, en ce qu’elle relève souvent d’une peur de la porosité dans le monde, siégeait dans un territoire mental que la pensée antisémite a elle aussi investi, le monde de ceux qui craignent qu’un autre ne les empêche d’être pleinement, intégralement, complètement, authentiquement eux-mêmes.

Le Juif est donc « une femme comme les autres ». Le dire ainsi résonne comme une blague juive, mais une plaisanterie que les rabbins du Talmud auraient bel et bien pu faire.

Il suffit de se plonger dans la littérature rabbinique et même dans de nombreux textes de la Bible pour percevoir que les sages semblaient connaître ce rapprochement fait entre leur identité et une certaine image du féminin.

Les sages du Talmud, dans la culture romaine dominante qui les entoure, connaissent bien le modèle d’une virilité impériale et l’image du gladiateur musclé… Ils savent qu’ils en sont le portrait en négatif, des hommes pas tout à fait virils selon les critères de la société dominante de leur temps.

Bien des récits du Talmud ou des légendes rabbiniques jouent de cette confrontation entre deux types de masculinité. Le plus célèbre est sans doute la rencontre entre le sage rabbi Yohanan, maître de la maison d’étude, et un certain Resh Lakish, gladiateur juif à la virilité musculaire. Rabbi Yohanan est imberbe et le gladiateur le prend d’abord pour une femme. Le sage parvient, avec sa rhétorique, à convaincre l’autre de revenir à la Torah. En abandonnant son épée, celui-ci perd toute sa force physique…

La puissance des sages, suggère le texte, n’est pas dans leur bras mais dans leur bouche et leur esprit. Ils inventent alors dans l’étude et l’exégèse un autre type de leadership et de masculinité.

Dans la Bible, un célèbre livre illustre parfaitement cette confrontation entre les mondes et entre les genres pour le pouvoir politique. Il s’agit du livre d’Esther qui oppose le monde perse antique et le Juif qui y vit en exil. Au palais d’Assuerus, un château rempli d’eunuques, les hommes craignent pour leur virilité. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la menace que constitue toute femme qui cesserait d’obéir à son époux. Finalement, le rouleau illustre, non sans humour, que le salut vient précisément d’une femme et d’une Juive, une reine nommée Esther qui renverse les projets funestes d’une association toute masculine et antisémite, prête à fomenter un génocide.

Et bien d’autres exemples dans le texte biblique semblent réinfuser du féminin dans le leadership ou, en tout cas, questionnent les modèles de virilité traditionnelle. On objectera à cela, bien sûr, l’éclipse de bien des femmes dans le texte. Les patriarches et les hommes prophètes sont bien plus nombreux dans la Bible et centraux dans le récit que leurs équivalents féminins.

Mais pour autant, le modèle du leader est toujours celui d’un homme qui a su faire face à ses imperfections, reconnaître les erreurs du passé ou explorer la porosité de son monde. C’est-à-dire faire précisément ce que les hommes politiques cités plus haut refusent de faire.

Joseph connaît les profondeurs des cachots et des puits dans lesquels il fut jeté, et il est prêt à changer de nom, d’apparence et de langue pour accéder à son destin. Juda abandonne son bâton, c’est-à-dire le symbole de sa virilité, à une femme croisée sur le bord d’un chemin et reconnaît ses fautes. C’est de lui que naîtra la lignée messianique, le chemin d’un salut pour le monde.

C’est qui l’patron ? Dans la Bible, c’est toujours celui qui sait qu’il ne l’est pas vraiment, celui qui est grand de savoir qu’il y a plus grand que lui, celui qui se sait suffisamment imparfait, vulnérable et petit… pour gagner un grand destin.