
Ma peur,
Toi qui m’habites depuis toujours, toi qui marche à mes côtés comme une ombre fidèle. Aujourd’hui, je t’écris, non pour te fuir ou t’oublier, mais pour te regarder enfin en face. Il est temps de mettre des mots sur ce que tu es et sur ce que tu fais de moi.
Tu es entrée dans ma vie sans frapper. Peut-être étais-tu là avant même que je te remarque. Mais je me souviens de l’instant précis où tu as pris forme. C’était en 2012. Les attentats de Toulouse. J’avais 10 ans. Ce jour-là, j’ai appris qu’on pouvait mourir simplement parce qu’on est juif. Une évidence effrayante que je n’avais jamais envisagée. Je me rappelle ne pas avoir su que l’attentat avait eu lieu dans une école juive. Je me souviens de ta présence, lors de cette première minute de silence. Je n’en ai jamais vécu d’aussi longue. Tu étais là, et tu me murmurais qu’on avait pénétré dans une école pour y chercher les juifs. Je me souviens de mon regard sur les autres enfants, et de m’être dit “À part mon frère et moi, qui est juif?”. Et je me souviens de ta présence lorsque j’ai pensé que nous étions peut-être les prochains.
Depuis, tu es devenue une compagne constante, parfois discrète, parfois écrasante. Tu étais là à 11 ans, lorsque j’ai confié à ce garçon, amour d’enfance, que j’étais juive. Son sourire s’est figé, et ses mots, maladroits mais chargés d’un étrange poids, sont restés gravés en moi : “Tu aurais dû me le dire plus tôt. Ce n’est pas quelque chose qu’on cache.” Ce jour-là, j’ai compris qu’être juive n’était pas seulement un fait, mais une sorte de révélation, une vérité qu’il fallait gérer, doser, expliquer.
Tu étais là à 15 ans, quand un ami, en entendant que je souhaitais être incinérée, a lâché cette phrase : « Comme ta communauté ». Il a souri, sans méchanceté, presque sans y penser. Mais toi, ma peur, tu t’es lovée dans ce silence, dans ma gêne, dans l’espace infime entre son rire et mon malaise.
Tu étais là aussi dans les mots de mon père. “Tu n’as pas besoin de dire que tu es juive. Fais attention à qui tu le dis.” Ce n’était pas une interdiction, pas une honte, mais une prudence qu’il voulait m’inculquer, un bouclier qu’il espérait m’offrir. Pourtant, chaque fois qu’il répétait cette phrase, elle sonnait comme une preuve que toi, ma peur, tu avais raison d’être là. Et dans ce silence qu’il me conseillait, je percevais une ombre plus grande encore : celle de toutes les fois où se taire avait semblé plus sûr que de parler. Et toi, ma peur, tu t’en es nourrie. Tu as pris racine dans ce silence, dans cette omission volontaire. Tu m’as appris à jauger les gens, à mesurer les espaces où je pouvais être pleinement moi et ceux où il valait mieux détourner la conversation. Mais ce silence, ma peur, il n’était jamais neutre. Ne pas dire, c’était déjà porter le poids d’une inquiétude, d’un soupçon. Ne pas dire, c’était sentir que ma judéité n’était pas une évidence que l’on partageait sans y penser. Alors je me suis tue.
Aujourd’hui, tu es partout. Tu te glisses dans les détails, dans mes gestes automatiques pour cacher mon collier, dans mes hésitations à expliquer l’origine de mon prénom, dans cette crainte absurde de prononcer le mot synagogue dans un lieu public. Être juive, c’est comme porter un secret qu’il faut dévoiler avec précaution, un coming out répété, toujours accompagné de cette question implicite : À qui puis-je le dire?
Et puis, il y a les questions qui arrivent presque immédiatement, dès que je prononce ces trois mots : Je suis juive. “Et toi, alors, tu penses quoi du conflit israélo-palestinien?” Comme si mon existence seule m’engageait à porter ce fardeau, comme si je devais nécessairement répondre pour toute une histoire, pour tout un peuple, pour une géopolitique à laquelle je n’ai jamais participé.
Et toi, ma peur, tu te nourris de ces mots, de ces attentes, de ces sous-entendus. Tu grandis à chaque fois que j’entends des phrases comme “Les Juifs exagèrent avec l’antisémitisme.” Ces mots glissent sur les lèvres de ceux qui ne comprennent pas. Comment le pourraient-ils? Comment expliquer que mon identité porte en elle l’histoire de ma famille, de départs forcés, de deuils collectifs? Comment leur dire que je vis avec cette mémoire, que je porte des histoires qui ne m’appartiennent pas tout à fait, mais qui me façonnent malgré tout?
Tu es là, ma peur, dans cette tension constante entre la fierté et la dissimulation. Tu me rappelles qu’être juive, c’est souvent être en équilibre, entre le désir d’affirmer mon identité et celui de la protéger du regard des autres.
Mais aujourd’hui, je t’écris parce que je veux poser un mot d’arrêt. Pas pour te bannir — je sais que tu ne partiras jamais tout à fait. Je sais que tu es l’héritage d’une histoire que je n’ai pas choisie. Mais je veux apprendre à te regarder autrement. Je veux que tu sois un signal, pas une entrave. Une alerte, pas une prison.
Tu vois, ma peur, tu fais partie de moi, mais tu ne me définis pas. Être juive, ce n’est pas seulement trembler. C’est aussi chanter, manger, étudier, transmettre, porter une étoile autour du cou non comme un poids, mais comme une lumière. Être juive, c’est se tenir debout, même quand l’histoire nous pousse à nous courber.
Alors oui, tu m’accompagneras toujours. Mais je veux que tu restes à ta place : derrière moi, pas devant. Parce que je ne te laisserai pas me dicter qui je suis.
Avec espoir et humanité,
Sharon