#métavers

© Yuval Yairi, “Basement with typpewriter & Bottles”, from the “Forevermore” series
yuvalyairi.com

PREMIER SCÉNARIO

– Non mais imagine, on pouvait connaître qu’une seule époque ! ‘Fin, oui, y avait internet et tout, on pouvait jouer à des jeux, lire des trucs et voir des films d’autres époques, mais pas vivre dedans, pas intéragir vraiment avec les gens, pas explorer à son rythme, ni rien… Et pour créer ses propres univers, mais fallait être un génie, savoir coder (ça prenait des années à apprendre), avoir du matériel super cher… La créativité, fallait avoir que ça à faire, avant l’IA ! Ça devait être trop bizarre, ils devaient être limités quand même.

– C’est clair, Tom, nous avons de la chance !
– En vrai, je sais pas comment ils faisaient… T’imagines le temps passé dans les avions, l’attente pour tout… Et puis si t’avais pas les moyens, ben, c’est mort ! Tu restais chez toi, ou t’allais pas trop loin, ou tu bougeais deux, trois fois par an, au mieux, mais obligé de rester plusieurs jours au même endroit, sinon ça valait pas le coup. T’allais pas à New York pour la journée, quoi. Bon, si, les riches, ils allaient où ils voulaient. Et ils polluaient à mort… Mais quoi qu’il en soit : toujours à la même époque ! Je sais pas comment ils faisaient. Nous on peut vraiment avoir accès au savoir, comprendre comment vivaient nos ancêtres, c’est beaucoup plus authentique. Y’a pas qu’un point de vue occidental, comme avant. C’est la vie, quand même, de pouvoir explorer le Japon à l’époque féodale à 14 heures, sans rien risquer, en plus. Et à 15 heures, de chiller à la plage avec des potes. Bon c’est sûr que c’est pas trop la même sensation que la vraie mer, mais bon, avec la chaleur qu’il fait dehors, on est mieux à l’intérieur. En plus, comme c’est moi qui ai lancé l’invitation, et qu’on est dans un lieu peu fréquenté, ça me rapporte un peu de sous. Et ça c’est pas mal. J’ai combien là ?
– 680 altcoins. Louison t’invite dans le Adidas Epic Center, tu veux y aller ?
– Mmmh non. Par contre, je veux bien aller au Louvre Games, et voir ma grand-mère. Y’a une chasse au trésor, on peut gagner des trucs. J’en ai bien besoin, mon avatar est pas ouf, là. Enfin c’est toujours mieux qu’en vrai tu me diras, haha !
– Tu vois, ma mère elle comprend pas. Elle trouve que c’est dangereux : « on sait pas qui se cache derrière les avatars ! » Elle a peur que je fasse des mauvaises rencontres. Mais bon y’a des lois, depuis le temps, quand même. C’est une vraie mère juive, ma mère ! Elle clashe méta, mais elle est bien contente quand elle peut aller à la syna sans bouger de chez elle. Elles papotent avec sa sœur, et sa cousine des États-Unis, pendant l’office, et personne ne leur dit de moins faire de bruit, là, au moins !
Attends, juste, trouve mamie.

– Mamie Emma, identifiée !
– Ah ! Ça va mamie ? Oui, ça va ! Oui, j’ai bien mangé haha !

– Franchement, heureusement qu’on a ça, pour mamie. Comment tu faisais avant s’il y avait quelqu’un qui mourrait dans la vraie vie ? Faire ton deuil, ton deuil… Non franchement, c’est horrible. Je sais pas comment ils faisaient avant les lois des Nouvelles Éternités Numériques. J’espère qu’on reviendra jamais là-dessus. Moi je me battrai toujours pour ça, pour qu’on puisse décider de quoi faire de ses données. C’est mes datas, quoi. C’est à moi de dire quoi en faire, avec qui les faire interagir après ma mort IRL [in real life, « dans la vraie vie »]. Bah oui faut en parler ! Ma mère elle aime pas qu’on parle de ça…

Dans 3 ans, quand j’aurais 18 ans, je mettrais direct oui, pour qu’on récupère mes données et que mon avatar reste dispo pour mes proches. Heureusement qu’on a fait ça pour mamie ! Ça m’a fait une bonne transition. Limite je la vois plus maintenant qu’avant, haha ! Elle reste tout le temps au Louvre en plus. Elle trouvait ça chic ! J’adore ! Je sais pas comment ils faisaient avant… Moi ça me ferait trop de peine de plus avoir accès, genre plus jamais, aux gens que j’aime…

Bon faut que j’aille manger, ma mère m’appelle et elle veut pas de Replika à table.

Sources :
Quand les Émotions s’en mêlent, documentaire Arte

SECOND SCÉNARIO

Mais Louison, moi ça m’intéresse trop l’histoire. Enfin, surtout l’histoire de ma famille. Je demande souvent à mes parents comment c’était avant, à l’époque d’internet et tout. Ma mère n’aime pas trop en parler, c’est plutôt mamie Léa qui me racontait. Ma mère bossait “dans la tech”, comme elle dit. La belle époque, tout le monde était stylé, ils faisaient des meetings, ils voyageaient pour le boulot, c’était l’insouciance, elle adorait…

En vrai, plus je grandis, plus je me rends compte qu’ils étaient oufs. Tu pouvais dire n’importe quoi sur internet, ils faisaient encore des blagues non inclusives pour rigoler tranquillou, c’était totalement freestyle… Ils consommaient énormément, énormément de jetable, prenaient encore beaucoup l’avion, ils fumaient de vraies cigarettes… Aucune conscience. Pour eux c’était le bon temps, ils avaient tous les droits, quoi. Y’avait même pas les Droits à la Nature à l’époque, t’imagines.

Elle n’aime pas m’en parler, de ce monde d’avant. Un peu comme si ça lui manquait, et qu’elle était gênée, quand je lui demande pourquoi ils n’ont pas réagi plus tôt. Elle dit qu’ils faisaient au mieux, qu’ils mangeaient moins de viande, faisaient attention à l’origine des produits etc., qu’elle-même était vraiment d’accord avec les idées des écologistes (je ris trop de ce terme) mais qu’ils ne s’en rendaient pas compte.

Bref, de ce que je comprends, elle vivait sa meilleure vie avant le crash du web et les restrictions. Elle était interprète pour Facebook. Un peu dur à expliquer, mais en gros c’était des humains qui traduisaient en live ce que disaient les autres dans d’autres langues. Y’avait déjà un peu l’IA je crois, mais peut-être pour des raisons de confidentialité, ils ne s’en servaient pas… ou c’était pas très au point, je sais plus. Ah oui, maintenant ça n’existe plus du tout, ce métier.

Quand elle était jeune, les problèmes ont vraiment commencé. Elle aime pas trop en parler, ma mère. Le chef de sa boîte voulait lancer un monde parallèle, le métavers, je crois. T’avais ton personnage, ton avatar, un peu comme dans les jeux vidéo de l’époque, mais tu faisais que des trucs normaux. Faire les courses, travailler dans des salles de réunion… Non mais c’est pas trop nul, steuplait ? Bon évidemment, ça n’a pas marché, pas grand monde allait là-bas, ils perdaient beaucoup d’argent mais ils continuaient à s’obstiner. C’était la guéguerre entre les trois patrons d’internet, Musk, Bezos, Zuckerberg. Ils voulaient tous inventer le truc de fou qui les rendraient les plus riches, les plus inoubliables. J’ai beau être fan d’histoire, c’est toujours un peu pareil ! Des mecs se battent, pillent tout autour d’eux, et oups, ça fait des Chocapics, comme dit ma grand-mère.

C’est de là que sont vraiment parties la surchauffe et la grande révolte. À force de miner le bitcoin comme des fous, de multiplier des serveurs ultra-énergivores, de polluer l’espace pour la 12G, ben ça a causé trop de surchauffes, des plaques tectoniques ont bougé d’un coup sous les océans et ça a détruit des infrastructures d’internet (c’étaient des câbles, à l’ancienne !). Ça n’a pas duré trop trop longtemps, quelques mois, je crois. Tout le monde a dû se réorganiser, la crise a été très dure pour mes parents. Après ils ont fait avec, et ils s’en sont plutôt bien sortis, parce qu’ils avaient d’autres cordes à leurs arcs, des compétences low-tech et des potes dans le sud ouest de la France qui les ont fait venir dans leur néokibboutz. Et je suis né là-bas ! Dans cette communauté. D’un côté, c’est pas plus mal, parce qu’on était pas près de kiffer, dans le monde d’avant, j’ai l’impression.