Antoine Strobel-Dahan Au Centre Georges-Devereux, vous dirigez depuis plus de 30 ans le service psychologique dédié aux survivants de la Shoah et à leurs descendants, soutenu par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. À la suite des attentats de 2015, vous avez mis en place un groupe de parole qui leur est ouvert, animé par trois psychologues cliniciennes, qui se réunit chaque mois au Mémorial de la Shoah. Que vous disent les participants depuis le 7 octobre ?
Nathalie Zajde Nous avons effectivement ouvert ce groupe de parole à la suite des attentats de 2015 pour répondre aux nouveaux besoins de notre public. De fait, avoir entendu crier « Mort aux Juifs » lors des manifestations dans les rues de Paris au vu et au su de tous, avait réveillé des angoisses que seuls le partage et la réflexion en groupe dans un espace protégé pouvaient apaiser. Il s’est trouvé que la réunion de novembre 2023, prévue de longue date, avait lieu le même jour que la manifestation contre l’antisémitisme. Nous nous sommes demandé si nous devions l’annuler pour participer à cette manifestation et puis nous avons décidé de la maintenir afin que ceux qui ne se rendaient pas à cette manifestation, quelle qu’en soit la raison, puissent bénéficier de la réunion prévue, faire part de leur ressenti et chercher du réconfort suite au pogrom du 7 octobre qui avait eu lieu en Israël. Et bien nous en a pris car nous avons accueilli une trentaine d’usagers, ce dimanche 12 novembre.
Je dois préciser qu’il s’agit d’un groupe de parole très libre, qui réunit des personnes d’âges, de conditions, de milieux socio-professionnels, d’obédiences politiques extrêmement variés ; les échanges sont souvent animés, mais surtout libres et authentiques, les gens osent dire le fond de leur pensée, ils parlent d’eux-mêmes, racontent leur vie sans craindre d’être rejetés. Il n’est pas rare qu’ils comparent ces réunions à un dîner de famille un soir de fête juive : on n’est pas d’accord, on parle politique, histoire, psychologie et religion, on dit ses pensées, on relate son vécu, on fait parfois part de réels différences et antagonismes mais, quant au fond, on sait qu’on est fondamentalement reliés par quelque chose de commun : la Shoah.
Lors de cette réunion de novembre, les échanges ont bien sûr porté ce jour-là sur ce qui s’était passé le 7 octobre ainsi que sur l’antisémitisme en France et dans le monde. De façon assez inhabituelle, ce sont surtout ceux qu’on appelle les « deuxième et troisième générations », qui ont parlé. Il s’agit de participants dont les parents, ou les grands-parents étaient des survivants des camps, ou enfants cachés et/ou orphelins de la Shoah. Ces participants ont fait part de leur effroi, de leurs angoisses et de leur colère. Ils ont parlé de la manière dont ils vivaient l’événement en famille, au travail, dans leur immeuble, et ont confronté leurs différents vécus et positionnement. La majorité des participants, vous le devinez, témoignait d’un malaise réel. « Que faire ? Comment accepter une chose pareille ? Est-il temps de partir ? Est-ce passager ? Partir où ? Où vivre en paix sans l’angoisse de l’antisémitisme ? Israël est le pays le plus sûr ! Non pas contre les attaques de roquette ou contre la guerre, mais contre l’antisémitisme, tout simplement. Israël étant l’unique société dans laquelle on se réveille le matin, où l’on vit avec des voisins, des collègues, à l’école, au travail, avec des forces de police, des administrations, sans courir ce risque d’être rejeté, agressé du fait de sa judéité. Mais qui peut émigrer là-bas ? On est trop vieux, on a fait sa vie ici, on ne parle pas la langue, qu’importe… Non, oui ! etc. », bref un groupe de parole libre. Et puis on a fini par demander à certains parmi les plus anciens, âgés de près de 90 ans et qui n’avaient pas l’air singulièrement anxieux, ce qu’ils pensaient. Alors qu’un orphelin de la Shoah, ancien enfant caché, manifestait son anxiété et sa rage, les autres nous ont surpris ; ils nous ont dit qu’à la différence des jeunes générations, ils n’étaient pas désespérés ni angoissés, bien que politiquement très concernés et fâchés. Ils ont précisé : « Nous, tout ça, on connaît, on l’a déjà vécu et d’ailleurs, malgré ce qu’on racontait ici ou là, on n’a jamais pensé que c’était définitivement terminé ».
ASD Mais quoi ? Ils sont immunisés ?
NZ Je ne sais pas… Ils ont immédiatement reconnu dans l’attaque du 7 octobre en Israël les mêmes théories et de la même intentionnalité que celles des nazis. Ils ont compris tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’une « opinion antisémite » qui passerait, pas d’un attentat aveugle, et pas non plus de quelque chose de radicalement nouveau qu’on n’avait jamais imaginé. Ils ont tout de suite repéré qu’il s’agissait d’une intention génocidaire contre les Juifs, quelque chose qu’ils connaissent pour l’avoir déjà vécu dans leur enfance. Alors comment comprendre que certains d’entre eux n’aient pas ressenti plus d’anxiété que d’habitude, c’est je crois du fait qu’ayant connu cela et y ayant survécu, ils savent, ils nous ont dit qu’ils en étaient persuadés, qu’Israël, en tant qu’État juif, qu’unique État des Juifs, créé au lendemain de la disparition de toutes les communautés juives d’Europe, qu’Israël, bien qu’en grand danger, ne pouvait pas disparaître. Les nazis avaient dit aux Juifs « votre existence est incompatible avec la nôtre, vous devez disparaître » et le Hamas dit la même chose. Et les survivants nous ont dit : « Au fond, c’est les nazis qui ont disparu, ça n’a pas marché pour les nazis, ça ne marchera pas plus aujourd’hui avec le Hamas… ».
ASD Cette réaction des anciens a-t-elle eu un effet sur les gens plus jeunes qui, plus tôt, manifestaient leur effroi ?
NZ Je crois que cette réunion a un peu apaisé les participants, comme c’est le cas à chaque fois, parce qu’il s’agit d’échanger au sein d’un groupe varié, multiple, mais qui défend l’existence juive, quels qu’en soient les points de vue. Elle leur a procuré un simple apaisement car, de fait, la situation générale demeure anxiogène. Je dois ici donner une précision de psychologue clinicienne spécialiste des soins aux traumatisés psychique. Généralement, les psychologues qui soignent des patients qui présentent un trouble de stress post-traumatique prennent en charge des personnes qui ont subi un choc, une menace de mort, et qui sont désormais hors de danger. De fait, le viol, l’accident, le combat, l’enfermement, la torture… appartiennent au passé, même s’ils ont l’impression que c’est toujours en cours. Or, depuis 2015, les survivants et descendants de la Shoah qui participent à ce groupe réalisent à quel point leurs angoisses, leurs cauchemars, leurs phobies, leurs attaques de panique ont un lien avec des menaces de destruction qui ne relèvent pas du passé, mais sont bien actuelles, ou pire encore, sont en passe d’advenir dans un futur proche. Cela nous impose une tout autre manière de réfléchir sur ce qui est la cause de la souffrance psychique, ce qui l’entretient et les modalités de la soigner. Le groupe, le renforcement de l’identité attaquée est l’une des conditions majeures pour que la guérison ait lieu.
ASD Justement, que pouvez-vous dire au sujet du renforcement de l’identité comme condition de la guérison quand c’est le pays juif, le garant de la judéité après la Shoah et la disparition des communautés juives dans le monde, qui se fait attaquer de l’intérieur et qui apparaît sans défense au point que des agresseurs tuent plus d’un millier d’Israéliens ainsi que des soldats de l’armée et emmène des centaines d’autres en otage dans leur territoire absolument hostile à l’existence juive ? Le 7 octobre, quelque chose s’est brisé. Si Israël représente d’une façon ou d’une autre le fait qu’on n’est pas morts après la Shoah, quel est l’effet de voir Israël à ce point vulnérable ?
NZ Je ne sais pas si Israël symbolise la survie des Juifs après la Shoah mais, en tout cas, une fois qu’Israël est créé, cela contraint tous les survivants de la Shoah et d’ailleurs l’ensemble des Juifs à une redéfinition de leur identité. Il va sans dire que, pour les survivants de la Shoah, s’il y avait eu un État juif, un endroit où aller, où se réfugier, la Shoah n’aurait pas pu avoir lieu comme elle a eu lieu. Les survivants nous disent que l’antisémitisme existe, et existera toujours, ils en sont convaincus, les gens qui veulent tuer des Juifs existent, mais on peut toujours aller en Israël. À ce sujet, je dois dire que les émotions et les réactions les plus fortes que j’ai entendues provenaient d’anciens enfants cachés en France, des orphelins de la Shoah qui ont fait leur aliya quand ils étaient encore de jeunes adultes. Ils ont aujourd’hui près de 90 ans et certains d’entre eux ont été saisis par une rage et une angoisse terrible à la suite du 7 octobre. Une rage à l’encontre du gouvernement israélien qu’ils accusent de ne pas avoir su les protéger. Ils expliquent qu’ils ont quitté la France et sont venus en Israël précisément pour ne pas être rattrapés par des assassins génocidaires. Eux aussi ont reconnu que le Hamas se comportait comme les nazis, avec la même intention, avec la même inspiration. Le 7 octobre, ils ont eu l’impression qu’ils se retrouvaient dans un monde sans Israël où on pouvait venir attraper les Juifs chez eux et les tuer, comme ce qui leur était arrivé il y a plus de 80 ans… cela les a terrifiés.
ASD Les attraper, les tuer, mais aussi les mutiler, les violer, les kidnapper… tout ça va plus loin qu’un assassinat politique, il semble y avoir un acharnement.
NZ C’est une technique à double effet : il s’agit d’une part de terroriser « l’ennemi », de le réduire, d’affaiblir le groupe, d’effrayer à ce point ses membres qu’ils ne désirent qu’une chose, fuir, abandonner, ne plus faire partie du groupe, de l’ethnie, du territoire. Je dois dire que, pour l’heure, au regard de la réaction du peuple israélien dans son ensemble, cette stratégie de terreur a échoué. L’autre effet recherché, c’est le recrutement, c’est d’attirer de nouveaux adeptes à la cause génocidaire. Les agresseurs ont mené une démonstration d’hyperpuissance qui vise à fasciner et renforcer dans son camp, et à recruter des âmes. Cela, en revanche, pourrait avoir fonctionné. Il faut voir par la suite quels sont ceux qui ont été séduits et convaincus par cette action monstrueuse et sont susceptibles de suivre l’exemple. Il y en aura, sans doute, c’est pourquoi les Juifs dans les pays où le recrutement a potentiellement réussi, ne sont pas tranquilles ; là, les Juifs pressentent qu’ils sont en danger. C’est ainsi que je m’explique la réaction d’angoisse des jeunes générations. Oui cela est de nouveau possible, des pogroms, inspirés par le 7 octobre pourraient avoir lieu dans certains pays…
ASD On a dit que ces agresseurs du 7 octobre étaient des barbares, qu’ils commettaient des actes inhumains. Vous qui soignez aussi des agresseurs et pas seulement des victimes, comment la psychologie explique-t-elle que des êtres humains commettent de telles abominations et s’en vantent ?
NZ Je dois d’abord rappeler que ceux qui ont commis ces actes étaient apparemment drogués. On a su très vite qu’ils avaient absorbé du Captagon (fénétylline*) en grande quantité – une substance qui décuple les potentialités psychiques, produisant un sentiment de toute-puissance. Il se trouve surtout que les bourreaux du Hamas expédiés en Israël pour assassiner sauvagement des Juifs et pour ramener des otages avaient aussi des instructions. Autrement dit, ils étaient drogués, mais en groupe, armés et organisés. La question de la déshumanisation est intéressante, car elle permet une ébauche de compréhension de l’action. Pour les agresseurs, les Juifs, les Israéliens, selon leur lecture du Coran et en référence au conflit endémique, sont des êtres qui doivent disparaître car ils sont perçus comme cause de leur malheur. On peut dire qu’ils sont très proches de ce que pensaient les nazis au sujet des Juifs : pour qu’une société allemande authentique advienne et se perpétue, l’existence juive devait être éradiquée. Les Juifs, dans les deux cas, sont conçus par leurs ennemis, par leurs génocidaires comme des sortes de diables, des diables à forme humaine, mais qui sont avant tout responsables de la négativité dans le monde. Il est certain que pour la majorité des Israéliens qui ont subi l’attaque abominable du 7 octobre, et sans doute pour la majorité des Juifs dans le monde, cette vision des Juifs n’est pas réellement prise au sérieux, considérée comme impossible, immature, rétrograde… Cette perception des Juifs a néanmoins montré sa terrifiante efficacité il n’y a pas si longtemps et a été adoptée par des millions de personnes pendant la Shoah. Elle vient d’enfanter, le 7 octobre dernier, d’une abomination nouvelle.
Les terroristes ont adopté les théories qui définissent les Juifs comme sous-hommes dangereux, ils les assassinent sauvagement, c’est un moyen classique pour semer la terreur, pour capturer les âmes, pour traumatiser les survivants et tous ceux qui appartiennent au groupe des victimes, qui ne peuvent que penser : « cela aurait pu m’arriver à moi puisque j’appartiens au même groupe que les victimes, puisque moi aussi je suis juif, puisque j’appartiens au groupe visé par les génocidaires ».
ASD Pour en revenir au groupe de parole, comment faites-vous pour guérir les participants qui souffrent d’anxiété, de troubles induits par les événements ? Comment faites-vous pour éviter que leur pensée, leur esprit, leur corps ne soient capturés par l’agression ? Comment luttez-vous contre la terreur induite par l’action des terroristes ?
NZ La première règle est de ne jamais rester seul. La seconde règle est de dire ce qu’on pense et ce qu’on ressent au sein d’un groupe de pairs qui ont le même intérêt que soi : la survie des Juifs ; un groupe de parole où on encourage le débat contradictoire. La troisième règle est d’identifier l’agresseur, de le nommer, de préciser son intentionnalité, de connaître ce qu’il vise, de recenser les moyens qu’il met en œuvre, ses forces, de mettre à jour sa stratégie. La quatrième règle est de concevoir en groupe les réponses adaptées, en fonction de la situation de chacun, pour ne pas se laisser abattre, pour affronter, pour s’armer de courage.
Vous l’aurez compris, dans le cas des traumatismes dus à une attaque antisémite, la guérison psychologique passe forcément par une réponse psycho-politique qui engage l’appartenance, l’identité et la force d’un collectif.
* La fénétylline est un composé organique, parfois appelée amphétaminothéophylline, puisqu’elle est constituée d’une combinaison d’amphétamine et de théophylline. C’est un psychostimulant puissant, autrefois commercialisée sous le nom Captagon, Biocapton ou Fitton. Elle a été utilisée un temps pour traiter la narcolepsie ou les troubles de l’attention. Le « captagon » qui circule est une contrefaçon, principalement produite en Syrie avec le soutien de Bachar el-Assad et du Hezbollah. Il est exporté surtout dans le monde arabe, depuis les ports et les aéroports libanais. Retour au texte
NATHALIE ZAJDE est Maître de conférences à l’Université Paris 8 et responsable du service dédié aux survivants de la Shoah du Centre Georges-Devereux. Elle a notamment écrit Enfants de survivants (1995), Guérir de la Shoah (2005), Les enfants cachés en France (2012) aux éditions Odile Jacob.