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S’il existe un vote juif américain, comment pourrait-on le qualifier? Quelle en est son histoire?
Contrairement à la France où les Juifs sont très divisés sur le plan politique, aux États-Unis, il est possible de parler d’un vote juif: aujourd’hui 65% soutiennent Kamala Harris, et historiquement, on peut noter que la grande majorité des Juifs américains appartiennent au bloc démocrate. Même si l’on se refuse à généraliser, une majorité de Juifs américains est plus instruite et plus aisée que la moyenne des Américains. Ces facteurs permettent d’expliquer la forte participation électorale de cette population.
Le soutien des Juifs américains pour le parti démocrate date des élections de 1932, année de l’élection de Franklin D. Roosevelt. Ce dernier a su attirer le vote d’une population juive diverse: Juifs américains libéraux modérés et une partie de l’immigration juive de l’Empire russe, plus radicale, de tendance communiste ou socialiste.
Les Juifs américains – très touchés par la Grande dépression – se montrent, en général, favorables aux politiques de Roosevelt visant à soutenir les populations les plus défavorisées en commençant par le New Deal, les politiques agissant sur les inégalités sociales. La crise de 1929 a créé une situation tellement extrême que la réponse démocrate semblait être la plus adaptée, la plus proche du tikoun olam (réparation du monde), une idée très présente au sein du judaïsme américain. Aujourd’hui, l’essentiel des Juifs américains vote à gauche pour favoriser un meilleur accès à la santé, à l’éducation.
En France, de nombreux Juifs Français votent pour le candidat qui partagent le plus leurs positions sur la situation au Proche-Orient. Est-ce le cas pour les Juifs américains, le conflit israélo-palestinien est-il lui aussi au cœur du vote de ces électeurs?
Depuis la création de l’État d’Israël, la politique étrangère américaine a toujours été pro-israélienne. Les démocrates comme les républicains sont plutôt d’accord sur la façon de soutenir Israël (en lui octroyant des financements pour assurer sa sécurité) et sur une solution à deux États (à travers les accords de Camp David en 1978, les accords d’Oslo en 1993). Depuis la présidence d’Obama, qui a cherché à rééquilibrer la politique étrangère américaine à la suite de la Guerre en Irak, les Américains se sont montrés moins présents dans les affaires de la région, moins actifs dans la volonté de résoudre le conflit israélo-palestinien. Pour les Juifs américains, la question “israélienne” n’a jamais beaucoup influencé leur vote puisque globalement, les deux partis apportent leur soutien à Israël.
Avant le 7 octobre, les Juifs orthodoxes (qui représentent 10 à 15% de la population juive américaine) se montraient déjà sensibles au discours de Trump qui se présentait comme un allié d’Israël, en instrumentalisant Ivanka, sa fille convertie au judaïsme et son gendre, Jared Kushner, tout en véhiculant des discours ambivalents sur les Juifs, voire antisémites.
Quel pourrait être l’impact de la tragédie du 7 octobre, des réactions de la classe politique, des mobilisations antisionistes dans les campus, sur le vote des Juifs américains?
Le sujet de la guerre au Proche-Orient prend beaucoup de place dans cette élection, ce qui est quelque chose de relativement récent. Ce sujet a déchiré certaines communautés juives, tandis que d’autres synagogues se voient renforcées par une augmentation du niveau d’adhésion. D’après les derniers sondages, plus de 65% des Juifs américains soutiendront Kamala Harris le 5 novembre et continuent à se déclarer contre Trump.
Kamala Harris doit à la fois s’inscrire dans les pas de Joe Biden concernant la guerre au Proche-Orient (qui soutient le peuple israélien et qui continue l’aide étrangère américaine pour Israël) tout en se montrant critique de la politique du gouvernement de Netanyahu. Les “swing states” (dont les habitants sont encore indécis et peuvent faire basculer le scrutin) sont un enjeux majeur, notamment l’État du Michigan, qui réunit la plus grande population du Proche-Orient. En échange de leur soutien, certains habitants du Michigan pourraient exiger de Kamala Harris un durcissement des échanges avec Israël. L’heure est donc aux calculs électoraux.
Après le 7 octobre, un mouvement de Juifs de gauche antisionistes a gagné en puissance. À quelques jours des élections, peut-il encore perturber le camp démocrate?
Le mouvement Jewish Voice for Peace se situe à l’extrême gauche et n’influence pas la ligne officielle des démocrates. Il y a une candidate du parti des Verts, Jill Stein, qui se présente aujourd’hui comme une alternative à Kamala Harris, n’hésitant pas à reprendre la propagande du Hamas dans ses discours. Jill Stein pourrait faire perdre la gauche si elle est préférée à Kamala Harris par certains électeurs.
Cette radicalisation de la gauche américaine est en partie la conséquence de la présidence de Trump, de ses attaques répétées visant les électeurs de gauche, de sa brutalisation du système démocratique américain.
En sachant que les Juifs ne représentent que 2% des électeurs américains… Il est évident que le vote juif ne peut pas faire basculer les élections contrairement à ce que prétend Trump qui tiendrait responsable les Juifs de sa défaite. Depuis plusieurs mois, Trump alimente l’idée que les Juifs contrôlent les élections, l’un des plus grands clichés antisémites…
Sous la présidence de Trump, l’antisémitisme a augmenté de façon considérable aux États-Unis. Avant son arrivée au pouvoir, un tel niveau d’antisémitisme était impensable. En 2017, des manifestants d’extrême droite, obsédés par la théorie du grand remplacement, scandaient dans les rues de Charlottesville, “Les Juifs ne nous remplaceront pas”. En 2018, un homme biberonné aux théories complotistes (largement diffusées par Trump) et néonazies a ouvert le feu dans une synagogue de Pittsburgh, tuant onze personnes et en blessant six. C’était inédit. Aujourd’hui, la sécurité à l’entrée des synagogues est renforcée voire systématique.
Comment envisager la poursuite du dialogue entre Israël et les États-Unis? Quelles stratégies pour la paix se dessinent?
Si Kamala Harris est élue, on peut s’attendre à ce qu’elles s’inscrivent dans le prolongement de la politique de Biden. Mais, pour le moment, il paraît compliqué de pouvoir en dire plus. Si Donald Trump regagne le pouvoir, on peut craindre de nouvelles escalades de violences, toujours plus d’instabilité dans la région car Trump n’a pas une politique cohérente sur le Proche-Orient: il se dit favorable à la levée de sanctions contre l’Iran, par exemple. On ne s’attend pas non plus à ce qu’il contredise les ambitions politiques de l’extrême droite israélienne.
Propos recueillis par Léa Taieb