Le Lab “Un policier n’est pas qu’une matraque »

Image par Hubert de Thé de Pixabay

Le climat social agité des derniers temps nous avait certes offert un paysage syndical uni et des manifestations très denses et plutôt sereines mais, depuis le 49.3 à l’Assemblée, on renoue avec l’ambiance “gilets jaunes”: nasses, lacrymos, fonctionnaires blessés, manifestants mutilés. Dans les Deux-Sèvres, des milliers de FDO engoncées dans leur armure, flashball ou tonfa à la main, parfois sur des quads, défendent un trou béant face à des “paysans” armés de fourches, de cailloux et de fusées de détresse, dans une atmosphère très Assassin’s Creed

Où que se situent nos opinions politiques, il est un peu ardu de comprendre pourquoi Fanny, Alex ou Leila, qui marchent dans la rue en chantant, se retrouvent soudain à terre et en sang, après un matraquage contraire aux règles d’usage de la force sur le crâne ou dans les parties génitales, comme on se demande bien pourquoi les combattants de la justice sociale s’en prennent physiquement à des fonctionnaires mal payés et encore moins bien considérés. 

Les Juifs ont eu dans l’Histoire assez peu d’opportunités d’avoir un État et donc une police (la très sollicitée “force physique légitime” de Max Weber). Juifs, nous nous sommes reposés sur le secours de la police face aux masses haineuses comme nous avons appris à nous méfier de cet instrument des pouvoirs qui, si souvent, se fit le bras armé de la persécution. 

Mais, vous le savez, nos rabbins sont incorrigibles et même la nasse de l’Histoire ne les a pas empêchés de penser cette question. Alors, que nous dit le judaïsme de la police, de son rôle et de ses excès? Le Deutéronome (oui, on l’adore, il parle de tout) nous plante le contexte légal : il faut des shoftim et des shotrim, des juges et des policiers. “Quand ils constatent une transgression, ils [les policiers] conduisent l’individu face au tribunal où il peut être jugé selon ses actes”, explique Maïmonide dans le Mishné Torah

Pour le décisionnaire séfarade israélien Hayim David HaLevi (1924-1998), Grand rabbin de Tel Aviv, les shoftim et les shotrim ne sauraient constituer deux corps séparés, en ce qu’ils servent la même justice. HaLevi ajoute que “l’arrestation d’une personne est par principe illégale” puisque cette personne n’a pas encore été jugée coupable, mais reconnaît néanmoins la nécessité de la détention pour les besoins de l’instruction. Cette dérogation, toutefois, ne va pas sans contraintes puisque HaLevi, soucieux de l’erreur policière avant l’erreur judiciaire, écrit : “La halakha nous garantit que nul ne sera arrêté sans raison, qu’il s’agisse d’un crime sérieux ou mineur, […] et que ceux qui mettent aux arrêts répondent aux juges”.

La justice juive est réparatrice

Cette conception très “juridique” (et très soucieuse de la potentielle injustice) du travail de police semble illustrer le tracas majeur des sages de la Tradition : le processus judiciaire juif cherche la réparation financière de tout dommage pécunier, physique ou moral subi. L’accent est donc mis sur ce que le perpétrateur doit à sa victime et non sur ce qui le motive ou qui il est. Tant dans le Lévitique que dans le Deutéronome, on insiste sur la sanction comme “rédemptrice” : un tort a été infligé, il doit être réparé ; dès lors que c’est fait, justice est faite et la vie revient à la normale pour chacune des parties. 

Le traité de la mishna qui traite de la justice s’appelle d’ailleurs Nezikin, “les dommages” et tout le processus consiste à “résoudre” une affaire judiciaire par la compensation. En d’autres termes, la justice traditionnelle juive n’est pas punitive, elle est “réparatrice”. C’est si vrai que le midrash utilise deux termes pour désigner le perpétrateur : avant la sanction, il est “le méchant”, dès qu’elle s’est exercée, il est “ton frère”, humain parmi les humains.

Ce que nous enseigne cette sagesse juive, étonnamment moderne, c’est que la transgression appartient à notre espèce, et que, partant, la stigmatiser est aussi injuste que stérile, pour la victime, pour le délinquant et pour la société comme corps moral. Le juge est celui qui permet de compenser de façon aussi juste que possible le dommage subi par la victime. Le maintien de l’ordre, quant à lui, ne saurait être assuré qu’en subordination au juge.

Parlons alors de ce policier qui a pour lourde tâche de faire respecter la loi. En tant qu’appartenant au camp du juge, il doit évidemment être absolument et indéfectiblement exemplaire, sous peine de se retrouver de l’autre côté des menottes. On oublie alors tout ce que la loi proscrit aux forces de l’ordre, le RIO (référentiel des identités et de l’organisation) absent ou masqué, le coup de matraque sur le crâne, le LBD à tir tendu, la clé d’étranglement et tout ce que le Conseil d’État a rappelé illégal en juin 2021 : la technique de la nasse ou de l’encerclement, l’évacuation des journalistes, le pouvoir de censure du ministère de l’Intérieur, etc.

On peut entendre, avec Bauveau, la fatigue des policiers, et les excès que cela peut induire – on se demandera toutefois de qui cette fatigue est la faute et si les protestataires ne sont pas, eux aussi, fatigués – mais l’entendre ne saurait justifier qu’un policier, bras de la justice, agisse en dehors et parfois contre le droit. Sans aller jusqu’aux extrêmes – l’agression sexuelle d’un manifestant parisien en mars 2023, les mutilations ou homicides d’éco-militants ou, l’a-t-on oublié, le viol de Théo à Aulnay-sous-Bois en 2017 –, les individus malmenés des rues de Paris, de Rennes ou de Strasbourg, les gamins insultés et leurs parents humiliés, soumis à l’injonction contradictoire institutionnalisée, risquent bien de se réveiller pour réclamer leur dû. Et ce désordre serait alors l’échec des “forces de l’ordre” et donc de “la justice”.

on n’arrête ni pour punir ni pour dissuader, mais pour faire juger

La police, dans la Torah, existe pour assurer la sécurité publique : le Deutéronome définit ainsi tout un tas de situations dangereuses – chantiers, chiens agressifs, ruines périlleuses, commerce des armes –, dans lesquelles ces shotrim interviennent pour garantir la sécurité de tous. De même, il revient au tribunal, par ses shotrim, d’assurer la sécurité autour des villes, de sorte que les voyageurs ne soient pas attaqués, mais aussi de baliser clairement le chemin des “villes de refuges” dont la vocation est d’éviter à celui qui a tué involontairement la vengeance des proches de sa victime. Plus surprenant, la police biblique a en premier lieu vocation à garantir les prix sur les marchés, la propriété, la sécurité des routes de commerce et à distribuer les fruits de la charité publique. Elle assure aussi la sécurité sanitaire, notamment en interdisant le dépôt de détritus ou d’eau usées dans les rues ou la construction de fours dans des zones à risque d’incendie. 

La police de la tradition juive est donc une force de protection des individus, de leurs biens et de leurs droits. Les pouvoirs coercitifs de cette police sont strictement dépendant des juges et ne sauraient s’exercer sans discernement, au risque de faire basculer le policier dans le camp qu’il est supposé refreiner : celui qui inflige des dommages à l’autre et doit en rendre compte devant le juge. Plus encore, la dimension punitive de la force de l’ordre comme de la justice est une notion inconnue du judaïsme où seule la réparation compte. Dès lors, le coup de matraque dans la nuque, la réflexion sexiste ou l’humiliation d’adolescents agenouillés et entravés comme à Mantes-la-Jolie en 2018, ne relèvent en rien du comportement légal et exemplaire attendu du policier. 

Le policier est, dans le Talmud comme dans la France d’aujourd’hui, un individu qui, d’une façon ou d’une autre, fait don de sa personne pour garantir les droits de chacun. Ceci s’accompagne d’un privilège, celui de l’exercice d’une forme de contrainte et de violence physique ou symbolique que nul autre ne saurait exercer impunément ; et d’un devoir, celui de l’exemplarité, du sang-froid, et du respect le plus absolu de la loi. Il doit, nous dit le rabbin Hayim David HaLevi, avoir une personnalité “hautement morale, servir d’exemple, suivre la loi et vivre une vie de pure éthique”.

Le policier est, selon le Midrash Tanhuma, un leader de sa communauté ou, comme le dit HaLevi, “le policier n’est pas juste quelqu’un qui tient une matraque” et son devoir est de garantir aussi les droits de celui qu’il arrête et qui, par essence, n’est pas (encore) jugé coupable. Et HaLevi de rappeler que le policier porte une responsabilité “encore plus importante : arrêter les suspects pour les conduire à la justice”. En d’autres termes, on n’arrête ni pour punir ni pour dissuader, mais bien pour faire juger, c’est-à-dire pour réparer. 

Comme pour les lois du travail, comme pour les droits sociaux en général, nous ne vivons pas sous le régime idyllique que vante la Tradition. Ici les policiers portent les maux de leur monde et de leur temps : excès, racisme, misogynie, paternalisme, condescendance, abus de pouvoir. Cela ne les rend pas moins respectables dans leur mission et leur individualité, cela ne les rend pas moins redevables dans leur comportement. 

Le Rabbin Jill Jacobs écrivait pour Truah (organisation rabbinique de défense des droits humains), dans le Manuel pour les communautés juives combattant l’incarcération de masse 
“Nous avons connu les deux côtés de la médaille, et cette mémoire devrait définir notre attitude vis-vis des pratiques de la police d’aujourd’hui et de demain”.
J’ajouterais volontiers en paraphrasant la bénédiction du Tsar par Sholem Aleikhem dans Un Violon sur le toit : “Que Dieu bénisse la police et qu’Il la tienne loin de nous”.

Lire à ce propos
Rabbi Hayyim David HaLevi, D’var HaMishpat Hilkhot Sanhedrin
Handbook for Jewish Communities Fighting Mass Incarceration, Rabbin Lev Meirowitz Nelson, T’ruah, The rabbinic call for human rights