Représenter les Juifs de France, Un délicat équilibre

Interlocuteur juif privilégié du pouvoir politique en France, le CRIF est une institution non-cultuelle qui fédère la plupart des organisations juives de toutes sensibilités religieuses, politiques et sociales. Connu pour son « dîner du CRIF », le Conseil se retrouve de facto en position de représenter les Juifs face à l’État. Entretien avec son vice-président.

© Shai Azoulay, Almost There, 2020, Oil on canvas on wood, 18x20cm Courtesy the artist and Sommer Contemporary Art, Tel Aviv – sommergallery.com

Qu’est-ce qu’un leader communautaire juif ?

C’est avant tout quelqu’un qui pense que les Juifs partagent une « communauté de destin ». Quelles que soient notre pratique religieuse, notre orientation politique ou notre condition sociale, nous avons un destin partagé. Nous sommes responsables les uns des autres. Mais le leader se voit personnellement confier une responsabilité supplémentaire : celle de fixer le cap collectif et de porter la voix des Juifs dans la société.

En effet, dans l’histoire politique des Juifs en Diaspora, la question de leur leadership s’est souvent confondue avec celle de leur représentation. Les leaders juifs n’ont pas seulement été les bâtisseurs de synagogues mais surtout ceux qui avaient la responsabilité de représenter les Juifs à l’extérieur de la communauté. Cela avant tout parce que cette mission d’émissaire était vitale pour la condition juive dans des sociétés où la violence pouvait à tout moment s’exercer contre des communautés fragiles et sans défense.

En se tenant au croisement entre la communauté juive et le reste de la société, le leader juif doit parvenir à poser des mots sur nos préoccupations essentielles, en faisant entendre que ce qui menace les Juifs menace tous les autres.

Cette mission de représentation impose souvent de devoir mener bataille face au déni, à l’inertie ou à la relativisation auxquels nous sommes confrontés. En 2016, le ministre de la Justice d’alors, Jean-Jacques Urvoas, s’exprimant lors d’une rencontre avec le CRIF, avait traduit la perception de l’institution par les pouvoirs publics : lorsqu’ils reçoivent le CRIF, ils savent que l’échange peut être rude, la vérité parfois dure à entendre mais, qu’au fond, il y a toujours quelque chose qui vise juste et s’inscrit dans l’intérêt général du pays. Plus largement, il y a effectivement quelque chose de cet ordre qui est dévolu à la parole juive dans la société. Cette fonction d’alerte repose sur l’idée que la condition des Juifs dans un pays constitue un indicateur fiable de l’état d’une société.

Pourquoi cette fonction de «canari dans la mine», qui alerte du danger, reviendrait-elle aux Juifs?

C’est aux antisémites qu’il faut poser la question ! Mais force est de constater que, de par notre histoire, nous sommes parfois les plus légitimes ou les mieux placés pour pouvoir faire avancer une prise de conscience. Je pense que c’est le cas face à l’islamisme. Il a fallu que la dénonciation de l’islamisme soit d’abord exprimée par les Juifs au début des années 2000 pour pouvoir être ensuite entendue du plus grand nombre. C’est comme si on attendait des Juifs qu’ils pointent cet islamisme, le distinguant de l’islam, à une société et des gouvernants français en quelque sorte démunis face à cette question.

Endosser cette fonction ne porte-t-il pas pour le dirigeant communautaire et pour les Juifs en général, le risque de voir le messager confondu avec le message?

Être juif, c’est exercer en permanence notre libre arbitre. Il nous revient de faire la part des choses entre ce qu’on attend des Juifs et ce que nous jugeons bon pour nous dans la société. Notre seule boussole est la défense des Juifs de France.

Yosef Haïm Yerushalmi souligne ainsi comment, pendant une longue période, en particulier au Moyen-Âge, les Juifs ont été contraints de développer des « alliances royales » avec les souverains des pays dans lesquels ils vivaient, seule manière d’obtenir une (relative) protection contre les débordements antisémites surgis au sein du peuple.

Mais, lorsque la situation se dégradait trop, c’est précisément cette alliance royale qui les désignait à la vindicte populaire. Cette dynamique se retrouve aujourd’hui encore dans le fait que l’antisémitisme a imprégné toutes les strates de contre-société – extrême gauche, extrême-droite, islamistes notamment –, parce que la figure du Juif est alors perçue comme le visage de l’establishment qu’ils honnissent. Le besoin de sécurité né de l’antisémitisme nous condamne à demander la protection nécessaire par les pouvoirs publics, mais cette protection nous place, mécaniquement, aux yeux de ces « contre-sociétés », dans le camp symbolique du pouvoir. Nous nous retrouvons ainsi victimes de devoir être protégés !

Par ailleurs, les dernières décennies ont été marquées par un affaiblissement progressif du pouvoir normatif de l’État, au profit de la société civile. Pour assurer la protection la plus efficace des Juifs, il faut désormais dépasser les « alliances royales » et développer des « alliances horizontales » avec les différentes composantes de la société, en complément ou à côté des alliances verticales avec le pouvoir.

Le problème ne vient-il pas aussi du fait que l’idée même de «juif» est très mal appréhendée, perçue comme une identité purement religieuse, dans notre pays qui a un rapport contrarié à la religion?

Le signifiant juif échappe par essence à toute assignation. La République, dans les textes et dans l’esprit, choisit de ne traiter le fait juif que par le prisme du culte : les Juifs sont simplement des Français qui vont à la synagogue le samedi quand d’autres vont à la messe le dimanche. Évidemment, cette approche ne correspond pas au caractère multidimensionnel de l’identité juive.

La pratique politique diffère cependant de ces principes stricts : notamment depuis la Shoah et sans doute depuis la création de l’État d’Israël comme État du peuple juif, les Juifs en général sont mieux appréhendés dans leur identité ethnoculturelle, même si cette dimension cadre mal avec les cases républicaines et oblige à jongler intellectuellement.

L’État est à la fois prisonnier de ces concepts, et en même temps capable de nuancer sa pratique. Preuve en est, la reconnaissance du CRIF comme interlocuteur privilégié, qui représente les Juifs dans toutes les dimensions de leur identité. Chaque année, le grand événement de rencontre entre l’État et les Juifs, est ainsi le dîner du CRIF, pas un dîner de la représentation cultuelle du judaïsme.

Le dîner du CRIF en question suscite aussi beaucoup de fantasmes…

S’il n’y avait pas le dîner du CRIF, je suis convaincu que ce fantasme se cristalliserait sur autre chose. Mais, là encore, c’est une question à adresser aux antisémites.

Le dîner du CRIF n’est d’ailleurs pas exceptionnel par le nombre de personnalités politiques qu’il rassemble. Le Salon du Livre, le festival de Cannes, le salon de l’agriculture ou les grands événements sportifs pour ne citer qu’eux, réunissent aussi de nombreuses personnalités publiques. Et c’est tant mieux car ces célébrations ont une fonction dans la société.

Ce qui fait le caractère particulier du dîner du CRIF est plutôt de l’ordre du symbolique. C’est un moment particulier d’introspection républicaine : le temps d’une soirée, la France se questionne au miroir de son rapport aux Juifs qui, en retour, partagent avec leurs compatriotes leurs préoccupations pour eux et pour le pays tout entier. Mémoire de la Shoah, racines judéo-chrétiennes, rapport à l’altérité, questions de laïcité… c’est la profondeur symbolique de ces questions qui fait la spécificité du dîner du CRIF.

Emmanuel Macron, dans son discours lu par le Premier ministre Jean Castex lors du dernier dîner du CRIF, le disait aussi à sa manière, en parlant des Juifs comme «un miroir pour questionner la Nation, là toujours pour rappeler la République à ses valeurs. […] Cette force d’interpellation permet à la Nation de ne jamais céder à la confusion de l’esprit et de nos valeurs».

Comment, alors, quand on est leader communautaire juif en France, parler d’autre chose que de l’antisémitisme?

Être juif ne se résumera heureusement jamais à n’être qu’anti-antisémite même si lutter contre l’antisémitisme est bien entendu une priorité.

Le rôle des leaders et des institutions juives est aussi de défendre une affirmation plus positive de l’être juif dans la société française, parce que si l’identité juive ne se réduit qu’à la lutte contre l’antisémitisme, alors nous prenons le risque de la vider de sa substance et de donner une victoire symbolique aux antisémites. Le danger serait à terme de ne plus rien avoir à transmettre et les Juifs finiraient par devoir choisir entre l’alyah, qui deviendrait alors la seule option pour vivre une identité juive positive, et l’assimilation, pour ceux qui y renonceraient.

Nous devons donc déjouer le piège qui nous est tendu de l’assignation victimaire, et ce, d’autant plus que, malgré les menaces et les défis, le judaïsme français reste fort. Les Juifs sont sans doute aujourd’hui plus forts en France que ce qu’ils n’ont jamais été. La vie juive, sur de nombreux plans, est florissante. Jamais dans l’histoire de France, il n’y a eu autant de synagogues, d’écoles juives ou de restaurants kasher qu’aujourd’hui. Un autre indicateur est révélateur : la richesse de la vie culturelle juive, avec la richesse de la littérature ou des expositions d’artistes juifs, des revues de qualité, dont Tenou’a bien sûr, mais aussi la revue K, L’Éclaireur, Chema, L’Arche, etc., ce renouveau de la presse juive. Alors bien sûr, l’antisémitisme est une réalité contre laquelle nous continuerons à nous dresser avec toute la force et la détermination nécessaires mais il ne résume heureusement pas la vie juive en France.

Si on en parle autant, n’est-ce pas aussi parce que l’inquiétude antisémite occupe la majeure partie du temps et de l’énergie d’un dirigeant du CRIF, tant vis-à-vis de l’extérieur que de l’intérieur de la communauté juive?

Il ne faut pas oublier que le CRIF s’est formé dans la clandestinité en 1943 pour penser et organiser la défense des intérêts des Juifs, à un moment où l’existence même du judaïsme français était menacée. Sa mission première est et restera donc toujours la sécurité des Juifs de France, d’autant que nous devons agir aussi en réaction à une actualité malheureusement riche en événements antisémites. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’identité juive diasporique qui ait pu se développer sans se confronter, à un moment ou à un autre, à l’antisémitisme.

Pour autant, je milite pour que, collectivement, lorsque nous sommes contraints de consacrer des ressources humaines et matérielles à la lutte contre l’antisémitisme, nous veillions à consacrer des ressources humaines et matérielles au moins comparables au service du contenu positif de notre identité juive. Parce que ce que nous voulons, c’est que les Juifs, malgré la nécessaire lutte contre l’antisémitisme, s’épanouissent dans le développement d’une identité, d’une expérience et de connaissances juives à transmettre.

Comment maintenir cet équilibre entre vigilance et épanouissement?

L’inconscient des dirigeants communautaires est marqué par l’angoisse de ne pas voir à temps les dangers arriver, comme une partie des élites juives d’avant-guerre qui n’ont pas cru que le pire était malheureusement possible. La promesse intime qu’un dirigeant s’évertue aujourd’hui de tenir est donc avant tout celle de garder en éveil sa lucidité face aux menaces qui surgissent.

La période est d’autant plus complexe qu’un courant populiste traverse la société française, marquée par une défiance généralisée vis-à-vis de ses représentants, aussi bien politiques que syndicaux. La communauté juive n’échappe pas à ce phénomène.

Le dirigeant juif doit donc sans cesse éviter ces deux écueils : celui du « Juif de cour » qui trahirait les Juifs et celui du populisme, qui trahirait les valeurs du judaïsme.

Pour finir, y a-t-il une responsabilité particulière du dirigeant communautaire dans cette période électorale?

Les périodes électorales sont par essence des temps de fragilité et d’instabilité du débat public, qui présentent pour les Juifs des menaces mais aussi des opportunités. Les crispations peuvent être exacerbées et il nous faut être vigilants face aux possibles provocations, récupérations et instrumentalisations. Mais ce sont aussi des temps d’opportunités car nous avons la possibilité de faire entendre nos préoccupations ou nos espoirs avec plus de force.

Les défis restent immenses. Si nous avons su faire entendre ces vingt dernières années la réalité de l’antisémitisme en France (rappelons-nous le déni auquel nous faisions face au début des années 2000), il me semble que la principale bataille en cours est de faire maintenant reconnaître l’antisémitisme consubstantiel à l’antisionisme et à la haine d’Israël.

Propos recueillis par Tania Rosilio et Antoine Strobel-Dahan