Rire aux extrêmes

Goulag, Auschwitz: Comment peut-on rire au coeur de l’horreur?

« Mieux vaut de ris que de larmes écrire, pour ce que rire est le propre de l’homme », écrivait François Rabelais. Si les textes fondateurs du judaïsme ne sont pas exactement des recueils humoristiques, le rire a été utilisé par les Juifs, au cours d’épisodes dramatiques de leur histoire, comme un outil de survie et de lutte contre l’adversité, un rire qui rassure, soulage ou protège.

© Tanya Karavan

À Auschwitz, le jour de Kippour, des Juifs très pieux prient en cachette.
Dans sa douleur et dans sa fièvre, l’un d’eux élève soudain la voix. Les autres le rappellent à l’ordre aussitôt :
« Plus bas ! Dieu pourrait s’apercevoir qu’il en reste encore quelques-uns. »

Rire est-il le propre des Juifs ? À lire la Torah ou le Talmud, on n’est guère plié de rire. Ce qui laisse penser que l’humour juif s’est développé et cristallisé avec les circonstances, en particulier les situations difficiles rencontrées par les Juifs aux lieux et aux moments où ils se trouvaient. C’est ainsi que s’est construit un rire dans l’adversité, un rire devenu arme de contre-attaque et de résistance, moteur de survie en complément ou à la place d’autres outils comme la foi, la spiritualité, la philosophie ou la création artistique. On trouve ainsi des blagues, des jeux de mots, des saynètes et historiettes comiques créés, racontés et répétés en captivité ou sous la censure et qui permettent d’illuminer un peu l’obscurité ambiante. 

La plupart de ces expressions humoristiques sont orales, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. L’avantage est certain pour ceux qui racontent ces histoires et les transmettent sans avoir besoin de fournitures parfois rares (papier, crayon) et sans risquer de laisser des preuves tangibles qui pourraient conduire droit à la mort ou au cachot. L’inconvénient est celui des historiens qui ont, justement, peu de matériel tangible pour analyser le phénomène et le comparer à d’autres époques ou situations. Reste le travail exemplaire effectué par l’histoire orale qui, en interviewant des témoins, a permis de réunir ces expressions humoristiques et de mieux comprendre leur fonctionnement et leur effet. C’est évidemment au XXe siècle que l’on a pu constituer la plus large anthologie d’histoires drôles nées dans et contre l’adversité : le siècle qui a été le plus sanglant pour les Juifs, mais aussi le plus avancé en matière de collecte d’informations et d’archivage de témoignages oraux.

Dans les périodes où régnait un fort antisémitisme, par exemple lors de l’Affaire Dreyfus ou de l’arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne, on voit que les Juifs n’hésitent pas à se moquer de leurs ennemis ou à tourner leur condition en dérision, comme ce dialogue entre deux juifs : « Quoi, David, tu lis cette pelure fasciste et antisémite ? Tu es fou ! » À quoi David répond : « Au contraire, Max, par les temps qui courent, cela fait du bien de lire dans le journal que nous sommes riches et puissants et que nous dominons le monde ! » 

Si l’humour est un luxe dans une société démocratique, il est une nécessité vitale dans un environnement totalitaire, dans le confinement d’un ghetto ou d’une prison. Dans les camps nazis, les déportés ont usé d’humour sous de multiples formes : théâtre, charades, blagues, contes, chansons, etc. Qu’on ne s’y trompe pas : tous les déportés n’ont pas trouvé judicieux de rigoler à l’ombre des miradors. Dans le camp de transit de Westerbork (le Drancy hollandais), par exemple, on lit de véritables joutes entre les juifs partisans et opposants au cabaret établi dans le camp. Au journaliste Philip Mechanicus qui disait : « Si tu es dans la merde jusqu’au cou, à quoi bon gazouiller ? », l’acteur Max Ehrlich répliqua sèchement : « Je gazouille quand même ! ». 

Trois hommes partagent une cellule de goulag et discutent de la raison de leur incarcération. 
«J’ai tabassé un vieux juif qui s’appelle Haimovitch», dit le premier. 
«Moi, j’ai défendu un vieux juif qui s’appelle Haimovitch», dit le deuxième. «Et toi, pourquoi as-tu été arrêté?»
«Parce que je m’appelle Haimovitch.»

L’humour est une arme souvent éphémère, parfois illusoire et qu’il faut manier avec prudence et finesse : une blague antinazie peut mener directement au peloton d’exécution. Pour l’acteur Erwin Gerschonnek, « sans humour, rien ne pouvait aller. C’est comme ça que j’ai pu tenir six ans dans les camps. Avec de l’humour seulement pouvait-on arracher les gens à leur léthargie et leur indolence et leur redonner le moral ». Même si, derrière des histoires légères et frivoles, c’est tout un abîme de désespoir qui s’ouvre sous leurs pieds. 

On a pu observer le rôle essentiel de l’humour chez les juifs d’URSS dans les moments les plus glacés de l’oppression communiste. Si nombre de blagues traitant des pénuries de nourriture et de matières premières, de la police secrète et de l’absence de libertés étaient dites quelle que soit la religion des raconteurs, il existe autant de blagues qui reflètent particulièrement la condition juive derrière le rideau de fer. 

Il est aussi question du rêve de sortir d’URSS pour aller vivre en Israël, de pratiquer le judaïsme clandestinement et du rôle que Dieu tient dans toute cette affaire. 

On l’aura compris, l’humour des extrémités est le produit des circonstances adverses et d’une propension à se protéger des difficultés en faisant appel au rire. C’est un humour tantôt sarcastique, tantôt espiègle, tantôt ironique, tantôt désespéré, mais qui est un outil pour garder son humanité et sa dignité, comme il est aussi un témoignage extraordinaire de l’esprit qui règne derrières les barbelés.

Leonid Kagan, en route vers Israël, est interpellé par le douanier à l’aéroport de Moscou: «Pourquoi emportez-vous un portrait de notre bien-aimé Brejnev puisque vous émigrez?»
Kagan répond: «C’est pour le cas où j’aurais le mal du pays. Je n’aurais qu’à regarder le portrait pour me guérir de ma nostalgie.»