למה צמנו ולא ראית ענינו נפשנו ולא תדע
Au chapitre 58 du livre d’Isaïe, lu le matin de Kippour à la synagogue (ou dans ce qui en tient lieu), le peuple d’Israël s’adresse ainsi à Dieu : « Pourquoi jeûnons-nous sans que tu t’en aperçoives ? ». La réponse divine arrive aussitôt : « Est-ce là un jeûne qui peut m’être agréable, un jour où l’homme se mortifie lui-même ? (…) Est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour bienvenu de l’Éternel ? ». Ces propos ont, pour tout dire, quelque chose d’irritant : à quoi bon se contraindre à une privation physique, si c’est pour entendre Dieu, par la voix du plus ardent de ses prophètes, dire que cela ne sert à rien ?
L’adversaire du prophète Isaïe, c’est ici le culte sans âme, c’est le ritualisme superstitieux – sa cible de toujours. Il s’en prend, une fois encore, à ceux qu’il décrivait en ces termes, trente chapitres plus haut (28,13) : « Ils n’ont vu dans la parole du Seigneur que loi sur loi, précepte sur précepte, règle sur règle, ordre sur ordre, une vétille par-ci, une vétille par-là, de sorte qu’en marchant ils trébuchent en arrière et se brisent » (ce dernier verset est accompagné, dans la Bible du rabbinat, d’une note de bas de page ainsi rédigée : « Ainsi parlaient sans doute les sceptiques du temps d’Isaïe », qui a la vertu de rappeler l’embarras que la dureté du verbe prophétique inspire aux orthodoxies de tous les siècles).
Après de telles lectures, il n’est pas inutile de rappeler cette évidence : Dieu n’interdit pas le jeûne de Kippour… L’Éternel ne proscrit pas les rites. Au contraire. Car seul ce qui est ritualisé est perpétué. Les rites servent à transmettre. Mais, pour qu’ils ne soient pas des contenants sans contenu, encore faut-il avoir quelque chose à transmettre. Qu’entend donc transmettre, à travers le jeûne de Kippour, le prophète Isaïe ? Sans doute ceci : une distinction du bien et du mal, une idée de la vertu, en un mot : une morale.
La morale d’Isaïe commence par la foi. La haftara du matin est tout entière imprégnée d’une peur de Dieu, profonde et enfantine – mais c’est la première question posée par cette haftara : et si la vérité était enfantine ? L’injonction que ce texte semble adresser à ceux qui le lisent et l’entendent, c’est donc d’abord de faire, au moins le temps de Kippour, l’effort sincère de croire en l’Éternel. La foi y est une mitsva qui détermine les autres, comme dans toute la Bible : c’est quand Abraham, au chapitre 15 de la Genèse, croit au Dieu unique que la bénédiction divine est appelée sur lui (« Abraham crut en Dieu, et l’Éternel lui en fit un mérite ») ; c’est quand les habitants de Ninive croient en Dieu que, dans le livre de Jonas lu l’aprèsmidi de Kippour, Dieu renonce à les châtier. Mais pour qui refuse d’y croire, voici le récit des Psaumes : « L’Éternel s’irrita ; un feu s’alluma contre Jacob et sa colère s’éleva contre Israël, parce qu’ils n’avaient pas eu foi en Dieu ». Comment la foi peut-elle être ainsi la source d’une récompense, et son absence la cause d’un châtiment ? Parce qu’elle est, pour le judaïsme, le contraire d’une grâce, d’une chance accordée ou refusée. Elle est une épreuve. Elle n’est pas la soumission résignée à une puissance arbitraire. Elle est la recherche, à l’intérieur de soi-même, d’un certain remords, qui est peut-être la nostalgie d’une origine céleste.
La morale d’Isaïe est simple. « Voici le jeûne que j’aime, dit Isaïe dans notre haftara, c’est de rompre les chaînes de l’injustice (…) de partager ton pain avec l’affamé (…), de ne jamais te dérober à ceux qui sont comme ta propre chair. » C’est simple, trop simple pour qui voudrait réduire le judaïsme à une addition de pratiques alimentaires ou vestimentaires. Mais c’est précisément cela qui fonde l’universalisme juif, dont l’histoire est celle d’une simplification, c’est-à-dire d’une séparation entre ce qui est important et ce qui l’est moins, voire d’une réduction de l’ensemble à l’essentiel. « Six cent treize commandements furent donnés à Moïse, dit le traité talmudique Makkot. Vint ensuite David, qui les ramena à onze. Puis vint Isaïe, qui les ramena à six. Vint ensuite Michée, qui les ramena à trois (pratiquer la justice, aimer la bonté, et marcher humblement avec son Dieu). Puis vint Amos, qui les ramena à un seul : Cherchez-moi, et vous vivrez ! ». Tel est sans doute le secret de l’influence spirituelle du judaïsme, qui va si loin au-delà de lui-même : à six cent treize commandements on est inaudible ; à trois, ou à un, on est intelligible et on peut, comme Isaïe, s’adresser à tous les peuples. La morale d’Isaïe est juste. La sainte colère qu’exprime la haftara du matin de Kippour est celle d’une indignation outragée contre l’injustice. C’est aussi une promesse : elle viendra, la revanche des vaincus, des faibles, des malheureux. Un jour, la satisfaction d’être soi, la complaisance à l’égard de sa propre réussite, l’ambition, l’arrivisme, l’arrogance s’inclineront devant l’innocence, le scrupule et la tristesse. C’est sur ces mots que s’ouvre la haftara : « Sublime et saint est mon trône ! Mais il est aussi dans les coeurs contrits et humbles, pour vivifier l’esprit des humbles, pour ranimer le coeur des affligés. » La parole d’Isaïe est une consolation. Elle est aussi une réponse à ceux qui se fondent, pour récuser l’hypothèse religieuse, sur le spectacle des souffrances et de l’iniquité. La haftara du matin de Kippour inverse le raisonnement : ce n’est pas malgré les malheurs ou les injustices, mais à cause d’eux, que peut s’entrouvrir pour l’esprit la possibilité de Dieu. Telle est la logique apparemment paradoxale qui vient à l’esprit à la lecture d’Isaïe : pourquoi ferait-on le pari de Dieu? Parce qu’il faut bien qu’elle vienne de quelque part, l’amertume indignée que l’on éprouve quand on observe que tout se passe comme s’il n’existait pas. Il faut qu’elle repose sur une conception élémentaire de la loi, sur une séparation initiale du bien et du mal. La colère, voire le découragement, qu’expriment les vociférations et les fatigues de notre Bible, sont nées du décalage entre le monde tel qu’il est et l’idée que s’en fait notre conscience. Cette conscience, c’est peut-être après tout l’instinct divin.
Les rites, et le jeûne parmi eux, n’ont donc de sens que s’ils élèvent cette conscience. Un grand philosophe du XIIe siècle espagnol, bien connu des familiers de la liturgie de Kippour, Juda Halevi, apporte une réponse aux questions graves soulevées par notre haftara. C’est la théorie des « mitsvot-cœur » : la valeur des commandements ne réside pas tant dans leur signification propre (dont on pourrait à la limite dire bien souvent qu’elle n’existe pas), que dans la capacité qu’ils ont de créer, à l’intérieur d’une vie, une série d’échos qui se répondent et qui portent la voix de l’absolu. Pourquoi, ainsi, respecter les prescriptions du chapitre XI du Lévitique, et s’imposer les règles de la kasherout ? Non pas par goût de la contrainte inutile, mais parce que ces règles offrent l’occasion de transformer l’acte le plus sauvage qui soit en acte culturel, voire spirituel. Et pourquoi jeûner à Kippour ? Non pas simplement pour jeûner (si le sujet prêtait davantage à sourire, on pourrait dire que le jeûne n’est pas une faim en soi) mais pour se hisser audessus de soi-même, pour se consacrer à l’essentiel, pour se rendre, autant qu’il est possible, un peu meilleur qu’on n’est.
Dans sa Célébration prophétique, Élie Wiesel s’interroge sur Isaïe : « Mais qu’est-ce qu’il lui prend donc à ce prophète juif, de s’acharner ainsi à noircir la renommée et le nom de son peuple ? »… Ce qu’il lui prend, c’est sans doute le triste privilège de souffrir de ses indignations et de ne pas désespérer de l’homme. Le matin de Kippour, le prophète Isaïe vient rappeler que ce qui importe n’est pas la renommée des peuples mais le salut des âmes. Du jeûne qui pourra y contribuer, et de celui-là seulement, il est permis de penser que Dieu ne se moque pas.