Triste comme un chien en Israël

Quand j’ai assisté au procès pour féminicide de l’assassin de Myriam Largeteau, sa fille d’un premier mariage a foncé sur moi le poing levé pour me casser la gueule. Des badauds l’ont retenue.
Je tenais alors à bout de bras Philippe et Josy, les parents de Myriam, chancelants, au milieu de la salle des pas perdus du palais de justice de Nanterre. Soudain, cette jeune femme de 26 ans s’était mise à hurler en pleurant “mon pauvre papa, mon pauvre petit papa va aller en prison”.
Doucement, je lui avais demandé un peu de décence. Je ne niais pas sa souffrance, mais je la trouvais indigne face à ces parents endeuillés par la faute de ce “pauvre petit papa”.
Cette image est celle qui décrit le mieux ce que je ressens en lisant vos posts, en regardant vos émissions, vos manifestations, à vous qui avez réagi aux abominations du Hamas par des justifications politiques ou des tentatives d’équilibrages LFIstement corrects. La même sidération face à tant d’indignité.

Dans mon téléphone, j’ai des films certifiés (c’est à dire n’émanant pas d’organisations terroristes) de têtes décapitées de bébés juifs calcinées, des films d’enfants juifs qui ressemblent à la mienne, tués devant des mamans qui me ressemblent, à moi. 
J’ai le film de cette femme juive enceinte, qu’un terroriste fier éventre, sortant son bébé de ses entrailles, le poignardant devant la femme agonisante de terreur. 
J’ai créé un dossier « preuves ». J’ai tout ça sur moi, sur mon cloud, dans mon ordinateur. Ma version 2023 de l’étoile jaune.
Ces enfants sont les miens. Ces parents vivant l’horreur ultime sont les miens. 
Parce qu’on se ressemble. Et je ne parle ni de religion ni de physique, je parle de valeurs.

Rien. Absolument RIEN ne rivalise avec les tortures innommables qu’ils ont subies. 
Rien. Absolument RIEN ne rivalise avec la jouissance que cette barbarie procure à leurs auteurs et à celle de ceux qui les accueillent en héros de retour chez eux.
RIEN.

Alors depuis bientôt deux semaines, je prends des notes.
Je sais auprès de qui mon avenir intellectuel et émotionnel sera possible.
C’est assez simple en fait. À mes yeux désormais, le monde se divise en deux catégories :
Ceux qui font partie de la solution ou ceux qui sont le problème.
Car dans une guerre de civilisation il n’y a pas de zone grise. On cherche le chemin de la paix ou on attise la haine. Et l’indifférence comme le silence entrent dans la 2ème catégorie. Parce que si vous pouvez, en votre âme et conscience, ne pas témoigner d’empathie face à ça, vous êtes comme les polonais qui vivaient à côté des crématoires d’Auschwitz se bouchant le nez le temps que les fournées du jour soient écoulées.

Il y a quelques années, j’essayais d’expliquer que le terme d’apartheid ne pouvait pas s’appliquer à un pays où près d’un sixième de la population est musulmane, où chaque panneau est écrit en hébreu, en arabe et en anglais, où des Israéliens musulmans sont représentés au gouvernement (de la seule démocratie de la région).
Il y a quelques années, j’essayais d’expliquer que chaque Juif a été dépossédé de ses biens, que moi-même je n’ai aucun espoir de retrouver les maisons de mes ancêtres en Pologne, en Russie ou à Tunis. La spoliation ne m’a pourtant jamais servi d’argument pour prôner la violence ou ne pas œuvrer pour la paix.
Il y a quelques années, j’essayais d’expliquer que les Occidentaux qui entretiennent le narratif victimaire de la Palestine sont encore dans une démarche perverse de supériorité coloniale, même s’ils prétendent le contraire. Car ils refusent de montrer les palestiniens qui s’indignent face au terrorisme, ceux qui veulent la paix en prônant des valeurs humanistes au péril de leur sécurité. Ces palestiniens existent, alors pourquoi ne pas les écouter, eux ? Parce que pour ces Occidentaux-là, un bon arabe est un arabe analphabète et couvert de poussière.

Mais ça, c’était il y a quelques années. Depuis le 7 octobre, je n’ai plus la force de l’expliquer à ceux qui ne l’ont pas encore compris.

Entendons-nous bien.
Je ne fais pas d’angélisme israélien.
Je suis révoltée par la politique de Netanyahou.
Je suis profondément contre l’orthodoxie religieuse des miens qui impose aux femmes une position inférieure à celle des hommes.
Je suis révoltée par le racisme de certains Juifs et/ou Israéliens qui n’ont a priori rien compris à leur passé.
Je suis consciente qu’une victime est une victime et que la mort se rit bien de nos couleurs de peau ou de nos nations.
Je suis informée que cette terre proche-orientale abrite au moins deux légitimités et qu’il n’y aura pas d’avenir paisible palestinien sans avenir paisible israélien et réciproquement.
Je sais que le refuge rêvé par mes ancêtres n’est pas ce qui garantira à ma fille de vivre sereine et qu’il nous faudra à tous composer avec nos légendes et nos éducations pour redéfinir deux États aux contours possibles.
Encore une fois, ma vie a du s’adapter à mon judaïsme depuis la naissance. Je suis une habituée désignée d’office. Je m’appelle Sarah Barukh.

Pour autant, ce soir encore, mes yeux brûlent.
J’ai trop pleuré en pensant à ces enfants, ces grands-mères, ces jeunes filles otages, et leur famille qui se demande chaque seconde ce qu’on leur fait subir d’effroyable.
J’ai menti à ma fille qui m’a demandé pourquoi j’étais encore triste alors qu’elle et sa peluche licorne rose m’offraient leur 117e spectacle de danse.
J’ai le souffle coupé le matin.
Il m’arrive de vomir.
Je dois rentrer chez moi très vite lorsque je mets le nez dehors et que je constate que pour les autres autour, rien n’a changé quand moi je sais que la fin du monde existe.
Je doute de tout. De mes textes, de mes sentiments, de ma colère comme de mon calme quand il revient. Je ne sais pas si je suis stupide, naïve, aveugle, ou tout simplement un cliché de juive indignée.

Je doute même de mes engagements quand tant de féministes que j’estime ont refusé de se positionner, ne serait-ce que pour les femmes israéliennes, encore une fois utilisées comme moyen de répandre la terreur.
Où es-tu Mona Chollet?
Où es-tu Annie Ernaux?
Où êtes-vous toutes ?
Qu’est-ce qui te prend, Greta Thunberg?
Elle est où ta tribune, Virginie Despentes ?
Adèle Haenel, ce film-là, il te donne plus envie de te lever et te casser?
Je ne comprends pas.
Pardon, je comprends trop bien. Et j’ai mal.

Au moment où j’écris, ma mère essuie des joues humides.
Mon père vient de prendre un calmant pour ne pas vomir tout de suite le repas de shabath qui “ne passe pas”.
Ma fille serre sa licorne rose contre son cœur, espérant que je serai plus réceptive à ses spectacles demain.
Mon frère est dans son abri.
Et moi je fixe ces photos qu’on m’a envoyées.
Les chiens des kibboutz attaqués, orphelins de leurs maîtres. Ceux qui n’ont pas pu fuir dans la panique et l’urgence. Des bêtes innocentes, victimes elles aussi du Hamas. Ils sont des centaines. On dit que leurs pleurs s’entendent à des kilomètres. Ils attendent de mourir pour rejoindre ceux qu’ils aimaient. Que vont-ils devenir ? Qui sera assez fort pour s’occuper d’eux et panser leur incommensurable blessure ? Ces photos me hantent.
Je viens de comprendre pourquoi.
À défaut d’être heureuse “comme un Juif en France”, je suis triste comme un chien en Israël.

Article publié initialement sous le titre “Si c’est un chien” le 21/10/23 sur Instagram sous la légende : Si c’est un chien… // Si vous souhaitez en adopter un ou 200, contactez le chenil de Kfar Ruth en Israël au 03-6241776 poste 3 //

Voir à ce propos :
Guerre Israël-Hamas: un chien trouvé seul et traumatisé après le massacre d’une famille | TVA Nouvelles
Sous les roquettes, les Israéliens recueillent les animaux de compagnie abandonnés | The Times of Israël