Le Lab Un dernier télégramme, Serge

Toronto, le 2 mars 2021

Je vis ce soir un dilemme : m’imposant depuis quelques semaines un régime post-confinement, je m’interdis de boire une seule goutte d’alcool, j’ai arrêté de fumer il y a des années, et voilà qu’on me demande un papier sur toi, Gainsbourg. Laissez-moi boire à trop forte dose et redevenir un fumeur de Gitanes en relisant tes lettres, et j’écrirai, non pas un papier, mais une ode, un requiem, un hommage digne de ce nom, et je dirai mon amour pour toi. 

Parce que, Gainsbourg, tu m’es une passion, une inspiration, une référence, une déférence, une irrévérence. L’âme des uns dans l’oreille des autres. Cette façon si particulière d’habiter le talent que le génie lui-même en rougit tout en riant de toi et du monde ; cet art du mot, de la poésie, du jeu des mots et des sons, parsemé de vrais morceaux de tendresse, de désir, de vulgarité, de dérision, d’impromptus ; cette musique que tu juges art mineur, ces petits riens qui font tout. 

Le 2 mars 1991, un jour comme un autre, j’ai tout juste 10 ans, quand Dieu, qui est juif (forcément), te dit : « Toi mourir ». Je m’en souviens bien parce que, petit, je n’avais pas de télé, mais là, en vacances dans le Jura, avec Marilou sous la neige, il y a un poste qui me fait découvrir Gainsbarre. Si tu n’étais pas mort à ce moment-là, je t’aurais peut-être croisé  bien plus tard, bien trop tard… Alors oui, je suis content de quand t’es mort, vieille canaille.

Depuis, tu ne m’as jamais lâché, Serge, c’est plus fort que moi, que veux-tu, j’aime tout ce que tu es, du dandy timide au reggaeman révolté en passant chez les yéyés smart, j’aime le mec désabusé et embué de la fin, qui a oublié d’être bête. Le petit Ginsburg et ses mauvaises nouvelles des étoiles, le jeune Serge qui compose pour Gréco – de vous à moi qui a eu l’autre ? –, le beau Serge qui initie BB, Gainsbourg qui fait des petits trous, Gainsbarre qui se prend pour le grand méchant vous, et tous les autres Serge avec. Et ce petit Juif à tête de chou qui s’est payé le manuscrit de La Marseillaise pour lui redonner son sens initial et mettre les paras au pas, sacré hold-up, non ?

Je me perds encore dans la fumée du 5 bis rue de Verneuil et les vapeurs d’éther du Raphaël, j’aime la noyée à la dérive et je me laisse porter quand me vient l’eau à la bouche. Avec ma Melody à moi, on se prend pour Bonnie & Clyde au volant de notre Ford Mustang sur les routes d’Amérique en doublant les Harley David Son of a Bitch. Et à l’arrière, les enfants chantent « SS in Uruguay ». Tout ça parce que Lucien, le gamin à l’étoile de shérif avec un curieux hiéroglyphe inscrit sur fond jaune vif, a composé tout un album, dans lequel les moins-que-rien sont jetés aux sarcasmes. Bien fait ! 

Alors, oui Serge, je suis venu te dire que tu restais et le temps n’y pourra rien changer. Comme dit si bien Gainsbarre à Melody, on reste totalement, on fait comme on a dit. Tes amours perdues, je les ai retrouvées, ce n’est pas de l’amour sans amour, ce n’est pas l’anamour, ce n’est pas un poison violent, c’est la recette de l’amour fou. Ton cœur a beau ne plus battre qu’un coup sur quatre ou quatre-cents, tu n’as pas fini de nous égarer. Alors Adieu, créature ! 

Merci à ma camarade Tania Rosilio pour son regard vu de l’extérieur sur cette nostalgie

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