Un procureur contre les nazis

Le procureur en chef Ferencz présente des preuves au procès des Einsatzgruppen à Nuremberg.

ENTRETIEN AVEC BENJAMIN FERENCZ
PROCUREUR À NUREMBERG

BENJAMIN FERENCZ est un grand homme méconnu. Après avoir participé au débarquement sur les plages de Normandie, le 6 juin 1944, sous le commandement du général Patton, il est ce jeune juriste de Harvard qui, après la guerre, va mettre au point, en partenariat avec le Joint américain et l’État d’Israël, un système complexe de financement par l’emprunt permettant à l’Allemagne de verser des « compensations financières » aux victimes du génocide. Si le grand œuvre de sa vie demeure la création d’une Cour pénale internationale – Ben Ferencz en est le principal architecte – son expérience la plus marquante, celle qui réoriente sa vie, demeure le procès des Einsatzgruppen qui, à Nuremberg, juge les chefs des commandos mobiles de tueries, les Einsatzgruppen, responsables de l’assassinat en masse de près d’un million de Juifs, sur le territoire de l’ex-Union soviétique.
Ben Ferencz, petit Juif new-yorkais d’origine hongroise, entré aux États-Unis par Ellis Island, alors qu’il était nouveau-né, est alors âgé de 28 ans. Il devient le plus jeune procureur du Tribunal de Nuremberg. Aujourd’hui âgé de 98 ans, toujours alerte, il n’a rien perdu de sa pugnacité et de son humour corrosif. Retour sur l’un des plus grands procès du XXe siècle.

Avant de prendre en charge l’accusation au procès des Einsatzgruppen, quelles étaient vos fonctions dans l’organisation des procès de Nuremberg ?
Récolter toutes les traces, tous les documents possibles à même de prouver les crimes du IIIe Reich, dans le cadre de l’accusation. Immédiatement après leur libération, j’allais dans les camps où régnait un chaos indescriptible. La plupart des gens qui s’y trouvaient étaient morts ou à l’agonie. Il y avait partout la dysenterie, le choléra, les poux, la vermine, une puanteur… Les SS tentaient de s’enfuir dans les bois. Les détenus tuaient leurs gardiens quand ils les attrapaient, parfois en les brûlant vifs dans les fours crématoires. J’ai vu tout cela de mes yeux. Puis je me rendais au bâtiment administratif pour mettre la main sur la documentation du camp. Qui était dans ce camp ? d’où venaient-ils ? par quels convois et quand étaient-ils arrivés ? qui étaient les officiers chargés de le diriger ? J’essayais de recueillir des témoignages. Avec les informations que j’avais pu collecter, je retournais au Quartier général, je les archivais dans des dossiers qui indiquaient la localité du camp visité, le nombre de détenus, le nombre de personnes tuées. Après cela, mon travail sur ce camp étant terminé, je me rendais au camp suivant aussi vite que possible.

C’est dans ces premières fonctions que vous avez découvert, presque par hasard, les rapports des Einsatzgruppen…
Après mon travail dans la documentation des camps, je me suis rendu à Berlin. J’ai constitué une équipe d’une cinquantaine de personnes dont le travail était d’éplucher toutes les archives nazies. Celles du Ministère des affaires étrangères, de la Gestapo, de la SS, etc. Il s’agissait de récolter des preuves contre les gens que nous avions en détention. Un de mes enquêteurs est tombé sur une pépite : plusieurs cartons remplis de dossiers intitulés « Rapports top secrets sur les activités du front de l’Est ». C’était les rapports des Einsatzgruppen. C’était la première fois que je rencontrais ce mot. J’ai emporté un échantillon de ces rapports, et j’ai repris un avion pour Nuremberg. Les rapports étaient très précis. Le nombre de leurs victimes, jour après jour, y était consigné. Sur une petite calculatrice, j’ai commencé à compter combien de personnes ils avaient tuées dans chaque ville et, lorsque j’ai atteint le chiffre d’un million sur ma calculette, je me suis dit « ça suffit ». Je suis descendu voir Taylor [Telford Taylor, le procureur général américain des procès de Nuremberg] et je lui ai dit : « Nous devons juger ces hommes ». Il m’a répondu : « Ce n’est pas au programme. Nous n’avons ni le budget, ni les effectifs pour cela ». J’ai insisté : « C’est un dossier facile, nous avons en main toutes les preuves nécessaires. Les chefs de commandos ont signé ces rapports! Nous connaissons leurs noms. Et, pour la plupart, nous les avons en détention. Il suffit de les faire comparaître et de les juger ». Alors, il m’a demandé : « Pouvez-vous vous en occuper en plus de votre travail ? » J’ai répondu : « Bien sûr ! » Et il a dit : « OK, allez-y ». C’est ainsi que, par défaut, je suis devenu le procureur en chef du plus grand procès criminel de l’histoire de l’humanité.

Ces criminels étaient au nombre de 3000, opérant sur un très vaste champ d’opération. Mais il n’était pas possible de tous les juger. Comment les avez-vous sélectionnés ?
En fonction de deux critères principaux. Premièrement, leur rang. Plus leur rang était élevé, plus ils méritaient d’être jugés. Je pensais, et je le pense toujours, que la responsabilité dans de tels crimes commence par le haut. Deuxièmement, leur niveau d’éducation. La plupart avaient un doctorat, beaucoup d’entre eux étaient des juristes. Il y en a même un qui avait deux doctorats! Le « Docteur Docteur Rasch »… Je n’avais jamais rencontré un « Docteur Docteur » auparavant. Je pensais que la personne bégayait lorsqu’elle m’a pour la première fois parlé d’un « Docteur Docteur ». Cet homme était directement responsable des opérations dans les fosses où ont été assassinés de sang-froid 33771 Juifs, hommes, femmes et enfants, les 29 et 30 septembre 1941, qui est aussi la date de la plus importante fête du calendrier juif. Tout ceci était consigné dans son rapport. Le lieu de ce massacre s’appelle Babi Yar, du nom d’un ravin à l’extérieur de Kiev. Bien sûr, il ne comparaissait pas pour sa responsabilité dans le massacre de Babi Yar. Nous savions seulement, d’après ses rapports, qu’il était actif dans la région de Kiev. J’ai pris un plaisir particulier à le faire passer en jugement.

Rasch échappera tout de même à la justice des hommes…
Son avocat est venu me voir et il m’a dit : « Nous devons abandonner le dossier contre Rasch. » – Pourquoi cela ? « Parce que, m’a-t-il répondu, il est malade et il ne pourra pas survivre à un procès. » – Qu’est-ce qu’il a ? Son avocat m’a répondu qu’il avait la maladie de Parkinson. « Qu’est-ce que la maladie de Parkinson ? », j’ai demandé. Il m’a dit qu’il tremblait tout le temps. Je lui ai dit que si j’avais tué autant de personnes que lui, je tremblerais tout autant. Il est mort à l’ouverture des débats. Je ne sais pas comment il aurait évolué, mais j’ai pensé que c’était bien ainsi. Une justice immédiate.

Pour autant, sur ces 3000 criminels de masse, seuls 22 passent en jugement à Nuremberg…
Et la raison pour laquelle nous avons limité leur nombre à vingt- deux, c’est parce qu’il n’y avait pas assez de sièges dans la salle d’audience, ce qui, je vous l’accorde, est parfaitement ridicule! Cela dit, il est important de comprendre que Nuremberg ne concerne qu’un échantillon. Il n’a jamais été question de juger tous les criminels qui méritaient de l’être, et qui auraient été condamnés s’ils avaient été jugés à titre individuel. Mais les États-Unis ne pouvaient pas rester en Allemagne indéfiniment. Nous avions saisi quelque dix millions de dossiers du Parti Nazi, et nous avons sélectionné quelques cas particuliers pour prouver au monde, de manière incontestable, ce qui s’était passé. Il était important que certains responsables de ces crimes aient à répondre de leurs actes.

EXTRAIT DU DISCOURS DU PROCUREUR FERENCZ À L’OUVERTURE DU PROCÈS :
« Notre but n’est pas la vengeance, et nous ne recherchons pas non plus une juste rétribution. Nous demandons à ce tribunal d’affirmer, par une action pénale internationale, le droit de l’Homme à vivre dans la paix et la dignité, indépendamment de sa race et de sa foi. Le massacre de civils sans défense dans le cadre d’une guerre peut être qualifié de crime de guerre, mais ces massacres relèvent d’un autre crime. Un crime plus grave : un génocide. »

Pour la première fois, le terme « génocide » est prononcé dans un tribunal. Vous en faites de manière performative, un chef d’accusation qui s’imposera juridiquement dans les décennies à venir…
Le terme génocide a été inventé par Rafael Lemkin, un avocat Polonais que j’ai bien connu. Lemkin, qui était le seul survivant de sa famille, pensait qu’il devrait y avoir un terme spécifique pour définir ce qui s’est passé. Il disait : « Les tueurs ne connaissaient pas les miens, pourtant ils les ont tous tués, uniquement parce qu’ils étaient juifs. » C’était pour moi la définition la plus exacte et la plus précise de ce qu’ils avaient fait.

Tous ont nié ou minoré ou nié leur responsabilité au cours du procès…
Ma plus grande déception à Nuremberg, c’est qu’aucun des criminels que j’ai eu à juger n’a manifesté la moindre expression de remords. Aucun n’a eu ne serait-ce que le désir de s’excuser auprès des victimes.
Leurs profils psychologiques étaient assez semblables mais leurs lignes de défense étaient très différentes. Certains mentaient de manière éhontée, scandaleuse; en gros ils disaient : « C’est la première fois que j’entends dire que des Juifs ont été tués ! » D’autres disaient qu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres. C’était le discours standard. D’autres encore affirmaient qu’ils n’étaient pas là. J’ai ainsi pu jouer les uns contre les autres et montrer que les preuves qu’ils présentaient devant la cour n’étaient qu’un tas de mensonges. Mais leur mentalité était la même. C’étaient tous des Nazis fanatiques et loyaux, qui croyaient en ce qu’ils faisaient.
Ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait parce qu’ils pensaient que c’était juste. Et ils pensaient que c’était juste parce que leur Führer leur avait dit qu’il fallait le faire pour défendre leur pays. La meilleure justification de leurs actes fut livrée par Otto Ohlendorf, Docteur Ohlendorf; un homme intelligent, père de cinq enfants, et un général SS plutôt honnête.
Le Général Ohlendorf a liquidé 90000 Juifs en tant que chef de l’Einsatzgruppen D. Il a expliqué le motif de ses actions, et c’est très important pour comprendre l’état d’esprit d’un tueur de masse. Et il a dit : « Nous savions que l’Union Soviétique avait l’intention de nous attaquer. Par conséquent, il fallait que nous attaquions les premiers afin de prévenir une attaque contre nous ». Quel rapport avec le fait de tuer tous les Juifs ? « Eh bien, tout le monde savait que les Juifs étaient favorables aux Bolcheviques. Nous avons donc dû les tuer eux aussi. » Et pourquoi avoir tué tous les enfants ? « Si nous tuons les parents, les enfants grandiront en devenant eux aussi des ennemis du Reich. Et comme nous voulions une sécurité durable pour notre pays, nous avons également dû tuer les enfants. » Il disait cela comme s’il était parfaitement logique de tuer des milliers de petits enfants! Voilà l’explication qu’ils nous ont servie. Une attaque préventive…

À quoi ressemblerait le monde si chacun disait, si n’importe quel pays disait : pour éviter qu’un autre pays nous attaque, nous devons l’envahir les premiers et y exterminer tous nos ennemis potentiels d’aujourd’hui et de demain ? Ce serait un chaos sanglant. Bien entendu, cette ligne de défense a été rejetée en bloc, et Ohlendorf, ainsi que douze de ses coaccusés, ont été condamnés à la mort par pendaison.

On retrouvera le témoignage de Ben Ferencz dans le film documentaire réalisé par Michaël Prazan, Einsatzgruppen, les commandos de la mort, et dans l’ouvrage Einsatzgruppen, publié en Seuil (Folio/poche). Michaël Prazan a également réalisé un portrait documentaire Benjamin Ferencz, le combattant de la paix, qui a reçu le prix spécial du jury au festival international du film d’histoire de Pessac.