#vieillir

© Sigal Tsabari, Inwards, 2020-2022 (Exh. “Scales of Souls”) oil on canvas, 100 x 140 cm Courtesy Gordon Gallery, Tel Aviv

Le procès du millénaire

Le directeur du New York Times, Allan Jakubowicz, vivait ses dernières heures à son poste. Il n’avait pas survécu à la fronde des jeunes journalistes de sa rédaction contre son dernier éditorial. La motion de défiance qu’ils avaient lancée contre lui venait de récolter 82 % de vote favorable, et l’ensemble des 1 500 journalistes du titre y avait participé. L’actionnaire n’avait pas hésité, lui laissant vingt-quatre heures pour annoncer lui-même son départ. Après quarante ans au sein de la rédaction, la fin était brutale. Déjà, la grande nation des Fouquier-Tinville du web exultait, partout autour du globe. Son cancelling était vécu par la B generation, née après 2040, comme une première victoire avant l’ouverture du « procès du millénaire » qui démarrait en France la semaine suivante. Quelle ironie ! Il avait lui-même mené tant de procès politiques contre la France depuis son tribunal en or massif : l’éditorial de Une. La France et son illusoire républicanisme, son mythe de l’assimilation, son universalisme laïque qui renvoyait au monde le mépris d’une nation se prenant pour le phare de l’humanité. Le New York Times s’était fait une spécialité de la bataille culturelle contre la France au sein de l’Occident depuis le début du siècle, alors pourquoi ce retournement de situation ? Il n’avait pourtant dénoncé une nouvelle fois que l’égalitarisme délirant qui connaissait une nouvelle poussée de fièvre à Paris.

Quarante ans après le « procès du siècle » qui avait pointé l’impréparation et l’inaction face au réchauffement climatique et la transition écologique, le « procès du millénaire » porté par cette B generation française sonnait comme un coup de semonce : une génération s’était vue reconnaître le droit de se constituer en personne morale et d’intenter un procès contre une autre génération. La France s’apprêtait à judiciariser la répartition des richesses entre générations pour régler ce que les économistes appelaient le patrimonial gate. Voilà contre quoi il avait décoché ses flèches dans ce fatal éditorial : l’inauguration dans l’histoire humaine du droit de dépouiller ses aînés. Déjà, les jeunes Américains pétitionnaient, exigeaient le même droit. Dans le monde entier, en particulier en Asie, des manifestations monstres d’adolescents allaient jusqu’à remettre en cause l’existence des droits civiques pour les personnes de plus de 65 ans. Il n’avait pas vu venir ce grand bouleversement culturel qui se préparait dans les profondeurs de toutes les sociétés. La guerre des âges tant redoutée par tous ceux qui avaient plaidé en vain pour une transition démographique anticipée était bien là. À côté, le lointain « OK boomer » de 2021 n’était qu’une sympathique boutade. À force de négliger la démographie dans les politiques publiques, nationales ou mondiales, elle se rappelait à tous avec tonitruance, dans un âgisme débridé.

En quittant son bureau ce soir-là, il traversa la grande salle de rédaction du cinquième étage où étaient rassemblés les journalistes qui traitaient des sujets de société. La moyenne d’âge des rédacteurs n’y dépassait pas trente ans. Les regards pesaient sur son dos, inquisiteurs. Accusé et condamné par la vox populi sans possibilité d’appel. Il savait qu’il avait lui-même promu ce monde infernal, mais quel procureur s’imagine un jour dans le box, comme un vulgaire criminel ? Sa fille lui avait donné rendez-vous dans un restaurant italien pour le dîner. Elle lui conseilla l’excuse publique, l’opinion mondiale adorait la rédemption. « Donne-moi ton téléphone, je te rédige le message sur Tweiber si tu veux ». Depuis la fusion de Twitter avec son équivalent chinois Weibo, l’agora mondiale était propulsée par des algorithmes codés au sein du Bureau de la Transparence Mondiale, le nouvel ONU de l’Internet, une innovation intervenue dix ans plus tôt pour tenter d’en finir avec les ravages des alternative truths qui mettaient en tension toutes les sociétés. Elle insista. « Allez papa, laisse-moi faire. Tu étais considéré comme le plus grand journaliste américain jusqu’à la semaine dernière. Ravale ton orgueil. Ce serait absurde de finir ta carrière en étant passé à côté du fait le plus important de la période sans le reconnaître. Tu ne te grandirais pas seulement toi en faisant cela, tu grandirais le journalisme ». Elle avait raison.

En ouvrant le New York Times ce lundi 14 mai 2063, l’ambassadrice de France à Washington fut surprise par le changement de ton. La nouvelle rédactrice en chef, Nancy Brown, saluait le tweib d’Allan Jakubowicz, mis à la porte la veille. « The values of the B generation must be ours so that tomorrow the world will be rebalanced. I understood the offense of which I was guilty. France is leading the way to a better world. ». La suite du papier proposait une lecture positive de la « youth revolution ».

« L’effondrement des naissances entamé en Asie du sud-est à la fin du siècle dernier s’impose désormais comme la règle de la démographie mondiale. Une Américaine sur trois n’aura pas d’enfant, les deux autres n’en auront qu’un. 40 % des Européens ont plus de 65 ans, le continent compte près de 25 millions de centenaires, un Européen sur dix-huit ! Les progrès concomitants de la lutte contre la dégénérescence cellulaire depuis le milieu des années 2040 font que le vieillissement sans fragilité devient la norme, avec une espérance de vie à 65 ans de quasiment 40 ans. Les progrès de la médecine ont heureusement éteint les débats sur la fin de vie et l’aide active à mourir qui ont tant envahi le débat public au mitan des années 2020. Dès lors qu’on pouvait vieillir dans la dignité, ou que les souffrances des maladies jusque-là incurables ont pu être atténuées, voire guéries, la question de mourir dans la dignité se posait avec moins d’acuité. Le traditionnel “jusqu’à 120 ans” souhaité par certain les jours d’anniversaire n’est plus un vœu pieux mais une réalité tangible. Mathusalem (ou son diminutif Mat’) est devenu un des prénoms les plus donnés parmi les enfants nés en 2058. L’Afrique a terminé sa révolution démographique avec un taux de fécondité qui est passé sous la barre des 1,50 enfant par femme l’année dernière. Presque l’ensemble des métiers qui existaient il y a quarante ans ont disparu. Depuis que les IA fortes dirigent nos entreprises et que les robots cultivent nos champs, exploitent nos mines et la glace de l’Antarctique et assemblent l’intégralité des objets produits par nos industries, seuls les métiers de l’intelligence et du soin restent l’apanage de l’Homme, et encore ! Dans ces colonnes, plus de la moitié des articles que vous lirez aujourd’hui ont été rédigés par les IA et votre dernier diagnostic médical a été confirmé par au moins trois logiciels. Ma génération est la première de l’histoire contrainte à l’oisiveté après des études absurdement longues. Nos carrières vont durer à peine vingt ans quand notre espérance de vie s’apprête à atteindre cent ans dans la prochaine décennie. Le “procès du millénaire” n’a pas pour ambition de dépouiller les générations X, Y et Z, mais bien de traiter des conséquences d’un des plus grands délits politiques de tous les temps : l’inaction politique pour préparer le double évènement démographique que sont la longévité et le non-renouvellement des générations ».

L’ambassadrice demanda un second café à son majordome. Elle profitait des premiers rayons sur sa terrasse. Washington bénéficiait désormais d’un climat méditerranéen. Les orangers du jardin donnaient des fruits dès le mois de mars.

« La French B generation donne le La de ce qu’il convient de faire. La gérontocratie n’a que trop duré, nous ne pouvons plus préparer l’avenir en le piégeant par le vote des seniors. Tout est bloqué, partout. 95 % du patrimoine mondial est dans les mains de retraités, et ce sous toutes les latitudes et dans les deux hémisphères. Les “droits générationnels” doivent devenir des droits fondamentaux à part entière. Le grand transfert de la richesse sera le combat de notre génération, le formidable patrimoine mondial qui a triplé depuis quarante ans doit être mis à contribution pour le world wage of idleness, ce salaire universel auquel chaque individu doit pouvoir prétendre dès sa naissance. C’est une occasion unique de réorganiser la société mondiale autour de la solidarité. Nous parlons tous les mêmes langues grâce aux implants linguistiques, l’unification de l’humanité à travers l’émergence d’une culture commune dont nous sommes tous les témoins ne peut qu’aboutir à l’émergence à terme d’un État mondial dont les bases se posent déjà. La forme de l’État social français, hier tant décrié au nom de la sacro-sainte maîtrise des dépenses publiques, héritier du Conseil national de la Résistance, de la Sécurité sociale et du programme des “jours heureux” doit servir d’exemple, c’est de loin le plus solidaire du monde. Et qui n’a jamais rêvé de vivre comme un parisien ? ».

Cette dernière phrase fit sourire l’ambassadrice. Elle se dirigea vers le salon qui s’ouvrait sur la terrasse et appela son mari. Vingt ans plus tôt, il fut le parlementaire qui avait porté la loi organique sur les quatrième et cinquième âges qui avait été promulguée dans l’hexagone avant d’être intégrée dans le bloc de constitutionnalité. Avec cette loi, une partie désormais absurdement conséquente des richesses était transférée par le système de solidarités vers le grand âge. Cela partait d’un bon sentiment à l’époque : en finir avec la relégation des vieux, casser ce modèle de l’EHPAD (désormais interdit), pour lui préférer un accompagnement humain, domotique et robotique renforcé au domicile. Et surtout financer un système de santé désormais essentiellement dédié aux âgés. C’est contre ces dispositions que la B generation s’élevait. Le législateur avait pensé à tout, sauf à l’égoïsme de la génération née entre 1970 et 2000, qui avait hérité ces traits de caractère de leurs parents baby-boomers. « Paradoxalement, c’était une bonne loi sur le bien-vieillir qui a mal vieilli », lui dit son mari.
Lundi 21 mai. La presse du monde entier se pressait devant le Grand Palais, sur les Champs-Élysées, qui avait été aménagé en tribunal pour accueillir la foule nombreuse qui était partie prenante du « procès du millénaire ». Les têtes blondes contre les têtes grises. La France argentée assise sur son tas d’or était mise en accusation. La jurisprudence allait-elle consacrer le « délit de non-préparation de l’avenir » pour une génération entière ? De nombreux responsables politiques des années vingt et trente avaient été condamnés sur ce même motif pour inaction climatique lors des années quarante. Avant d’entrer dans l’arène, la jeune égérie de la B generation se tourna vers les centaines de caméras alignées le long de la façade du Petit Palais. « Je vous rappellerai cette vérité qui nous a été transmise par la Bible : “C’est ouvrir une digue qu’entamer un procès ; avant qu’il ne s’engage, désiste-toi.” » Elle se tourna vers les représentants de ses adversaires qui arrivaient vers elle à grands pas, entourés de leurs avocats. « La digue est ouverte. Nous allons déferler sur vous. » Le ton était donné. La première bataille de la guerre des générations venait de démarrer.