Yom HaZikaron après le 7 octobre: apprendre d’eux

Mira Neshama Weil rend hommages aux jeunes gens d’Israël, morts le 7 octobre et depuis, en leur bâtissant un minyan mémoriel pour Yom haZikaron, « le jour du souvenir ».

© Mira Neshama


Quand tu mourras,
quelque chose à toi, en moi
mourra avec toi.

Ces paroles viennent d’une chanson chantée lors d’une cérémonie du soir de Yom haZikaron, chantée par deux chanteurs israéliens, l’un hiloni et l’un haredi, Abraham Tal et Yonatan Razel, il y a de cela près de dix ans, sur la place rabin à Tel Aviv, devant un parterre de familles et d’Israéliens endeuillés.

Chaque année, avant de célébrer le jour de son indépendance, Israël prend un jour de deuil.
Yom haikaron, le “jour du souvenir”, le peuple entier prend un temps pour pleurer ceux qui ont donné leur vie pour que le pays des Juifs puisse continuer d’exister, malgré les attaques constantes dont il fait l’objet depuis 1948.

Chaque année, pour beaucoup de familles israéliennes, le deuil n’est pas abstrait. Cette tombe-là, c’était le grand-père, l’oncle, le père, la nièce, le cousin, le frère, l’ami, l’amante. Quasiment chacun a laissé quelqu’un derrière, un pote de l’armée, un membre de la famille fauché trop vite, un amoureux parti trop tôt, et l’absurde du pourquoi, et l’injustice de pas le choix, et l’on sait que cela aurait pu être soi.

Pour beaucoup d’Israéliens, Yom haZikaron est bien plus qu’une commémoration nationale. 
Mais cette année, le souvenir ressemble davantage à une plaie ouverte.
Ce lundi, Israël va pleurer le plus grand nombre de ses enfants morts en un jour depuis la Shoah, et dans les conditions les plus atroces.
Cette année, premier Yom haZikaron après le 7 octobre, la terre est encore fraîche, les larmes pas encore séchées et, plus encore, la guerre toujours en cours.

Les morts sont à peine retournés, dans leur talit encore propre, à la grande Unité, que d’autres partent les remplacer sur des champs de batailles qui n’en sont pas, alors que les combats s’intensifient maintenant à Rafah, dernière place forte de Hamas collé comme un parasite à ses civils qu’Israël tente vainement d’aider à se mettre à l’abri.

Aujourd’hui je voudrais me souvenir avec vous de dix d’entre eux. 
Dix, parce que cela forme un minyan , le groupe humain minimal pour représenter un collectif, et pour prier vers Dieu dans la tradition juive.

C’est Matan, mon mari, qui m’a suggéré le minyan, et c’est lui qui a choisi les membres de ce minyan dont on va honorer le souvenir aujourd’hui, tout en gardant dans le cœur tous les autres qui ne sont pas nommés ici. 
Matan, resté vivant alors que d’autres sont tombés, dont depuis le 7 octobre, un ancien camarade de caserne, dont la cousine a perdu son fiancé deux semaines avant le mariage, dont l’un des meilleurs amis est revenu traumatisé des combats impossibles à Gaza dont il n’a jamais voulu, et dont les frères, rentrés chez eux dormir un instant après six mois de service, vont devoir reprendre l’uniforme dès la semaine prochaine parce que le Hamas refuse toujours de déposer les armes.
Matan a choisi ceux qu’il m’a proposé d’honorer avec vous aujourd’hui, parce qu’ils nous parlent de ce qu’est la société israélienne, une mosaïque humaine faite d’une incroyable diversité trop souvent ignorée.

Je voudrais me souvenir avec vous aujourd’hui de Sufian Dagash, de Shir Eilat, de Yosef Malachi Guedalia, de Noam Abramovich, d’Elisha Yehonatan Lober, de Shay Germay, de Denis Kromhmakov Veksler, de Cédric Garin, de Yakir Hexter et d’Oriyah Goshen, que leur mémoire soit une bénédiction.

Ils avaient entre 19 et 32 ans, hommes et femmes. Ils étaient noirs, blancs, marrons et jaunes. Ils étaient ashkénazes, sépharades, éthiopien, juifs, druzes, musulmans, modern-orthodoxes, haredi, colons, hiloni, immigrés ukrainiens, arabes, philippins chrétiens.
Je ne sais pas pourquoi, ils étaient tous beaux. 

Ils sont morts pour que tous ceux qui acceptent de vivre ensemble dans ce pays imparfait puissent continuer de vivre en sécurité, libres, dans une société, qui, malgré tous ses problèmes, reste laïque, démocratique, respectueuses des droits de l’Homme, de la femme et des enfants, et surtout, de la Vie.
Ils sont morts le 7 octobre ou dans les mois qui ont suivi, après la énième tentative de l’annihilation de l’État juif, et alors que des foules enthousiastes en quête de cause crient encore à notre mort de par le monde.

Sufian avait 21 ans. Il était druze. Il est mort en janvier. Il fait partie des milliers d’Arabes, druzes ou musulmans qui, n’en déplaise aux gamins en keffieh qui occupent les campus en criant au génocide avant de rentrer chez eux regarder Netflix, et qui l’ignorent sûrement, combattent aux côtés du pays auquel ils appartiennent, pour la société à laquelle ils s’identifient, et qui leur donne les chances de construire une vie meilleure.

Shir avait 20 ans. Sur la photo de la cérémonie militaire où elle reçoit un honneur, le sourire éclatant d’une jeune femme brune en béret, le chignon bien enroulé, des perles aux oreilles.  Elle est morte le 7 octobre, lorsque Hamas a pris contrôle de la base militaire à proximité de Gaza dans laquelle elle était observatrice. Les survivants qui étaient avec elle dans la salle de contrôle ont raconté: “Elle est restée calme jusqu’au bout, elle se souciait de chacun, les protégeait, les calmait. Elle s’était mise de côté, et s’inquiétait seulement des autres.”

Yosef avait 22 ans. Il était juif dati leumi, religieux modern-orthodoxe. Combattant en fin de service militaire pour l’unité Douvdevan, il est mort le 7 octobre, dans les combats pour libérer Kfar Aza, l’un des kibbutzim envahis par les terroristes.
Sa toute jeune veuve a retrouvé son journal. Dessus, en première page, comme s’il savait, Yosef nous parle à nous, pour aujourd’hui, en écrivant en hébreu: “Yom haZikaron – le but n’est pas de pleurer sur ce qui s’est passé, ni à quel point les gens ont été héroïques. Mais de comprendre que chacun d’entre nous a la capacité et la force de faire ce qu’il a fait. Et qu’ils nous éclairent pour voir combien de force nous avons. »

Noam est morte le 7 octobre dans un avant-poste du Kibboutz Nahal Oz où elle était observatrice. Elle avait 19 ans et venait de commencer son service militaire. C’était son deuxième jour. Elle était blonde, bouclée, et son sourire aux yeux bleus restera à jamais figé sur la photo innocente dont elle ne savait pas que ce serait la dernière. Dans son dernier texto envoyé à sa mère, à 7h du matin, elle dit: “ils parlent en arabe et crient Allahu Akbar et c’est trop flippant. Je t’aime quoi qu’il arrive.”

Sur la photo, Elisha Yehonatan a les longues peyot lisses et la chemise blanche, sa femme le turban enroulé, typiques du look des colons israéliens en Cisjordanie. Son père, un rabbin modern-orthodoxe, a monté une pièce de théâtre, un one man show où il parle de guerre et de deuil, trente jours après la mort de son fils. “Il était plus un rêveur qu’un combattant.  (…) Il est allé avec courage, pour faire sortir les otages, c’est ce qui lui a donné de la force.” À 24 ans, Elisha laisse un petit de 10 mois et un autre pas encore né dans le ventre de sa femme. 

Shay est noire, belle, et morte. Sa vie aura été de 19 années, et aura pris fin dans la bombe envoyée par le Jihad Islamique sur sa voiture de contrôle des frontières lors d’une opération contre-terroriste à Jenin, l’un des lieux le plus explosifs de la Cisjordanie où la guerre se répercute tandis que toutes les caméras sont brandies sur Gaza. Sa vie aura été trop courte pour que les médias aient beaucoup d’autres commentaires que les circonstances de sa mort, et son compte Facebook est toujours actif.

Né en Ukraine, Denis est arrivé en Israël à travers le programme Masa. Un athlète passionné, prêt à tout donner pour le pays de ses ancêtres qui lui a donné refuge, il avait tatoué l’emblème de son unité sur sa poitrine. Il est mort la veille du début officiel de ses études de génie aérospatial au Technion à Haifa. C’était en janvier, il avait 32 ans.

Cédric fait partie de ces Israéliens dont on parle peu: né en Israël de parents venus comme des milliers de travailleurs philippins, il y est resté seul avec sa mère après que son père a été déporté par l’État lorsqu’ il avait deux ans. Difficile d’être considéré comme un étranger dans son pays natal, entouré de Juifs sans l’être, et de grandir dans la pauvreté avec une mère seule qui survit en faisant des ménages. Après un passage difficile par la délinquance vers la fin du lycée, Cédric s’était battu pour rejoindre l’armée israélienne. Il y avait obtenu des distinctions, et la citoyenneté du seul pays qu’il connaissait comme le sien. À ses funérailles, rites chrétiens et juifs ont été mélangés, et sa femme Daniela, une Israélienne originaire des Philipinnes comme lui, veuve à 22 ans, un de moins que son mort, a choisi de faire shiva avec toute la famille.

Yakir,  je savais dès le début que je voulais parler de lui.
Yakir était l’un des amis proches de Michael, le fils de mon amie Sophie. 
Sophie et Philippe sont venus il y a près de quarante ans, famille ashkénaze et un quart sépharade de Paris, culture alsacienne, faire une vie dans le pays reconstruit de leurs ancêtres.
Michael, un être bon, joyeux, généreux, l’âme pure comme ses parents, étudie la physiothérapie. Et pour les besoins de la survie du pays, il a aussi fait l’armée, comme tous les Israéliens non-haredi. Parachutiste, il a combattu à Gaza tout l’automne et l’hiver. 
C’est là qu’il a perdu son ami Yakir. 
Il me parle de lui depuis sa voiture, en route pour l’université:  
“Il était étudiant en architecture. C’était vraiment un artiste.
C’était un gars calme, qui aimait étudier. Il aimait étudier la Torah.
Il étudiait tous les jours. Il faisait le daf yomi avec un copain.
C’était un gars calme. Ce qu’il aimait, c’était étudier. L’architecture, et la Torah.
C’était pas du tout un combattant, comme l’image que les gens ont…
Il était… adine… doux.
Et aussi comme copain, il voulait toujours écouter.
Il aimait même pas être en bande. Il voulait toujours être en tête à tête, parce qu’il voulait vraiment entendre… 
Aujourd’hui Yakir, qui aura pour toujours 26 ans – le Chiffre du nom Divin –,  nous écoute du ciel.
Et ce jeudi, Michael quittera à nouveau les bancs de l’université pour repartir à Gaza. On l’envoie combattre à Rafiah, l’ultime effort de Tsahal pour défaire Hamas et tenter de libérer les otages. Que Dieu le protège. Que Yakir le protège.

Oriyah (la lumière de Dieu) est né à Jérusalem dans un famille juive orthodoxe qui avait fui l’Éthiopie à pied en passant par le Soudan. Sur la photo, un gamin souriant de toutes ses bagues,  membre du contingent israélien du Bronfman fellowship, un programme qui réunit des lycéens américains et israéliens, curieux de l’évolution des noirs dans la société américaine, envie de découvrir le monde. Oriah est mort avec un autre soldat de son unité Givati, pendant qu’ils formaient un cercle contre les balles, protégeant ceux de l’unité de Yasar en train de récupérer les restes de soldats morts sur le champ de bataille.
Lorsque l’un de ceux qu’Oriah avait sauvé est venu visiter sa famille à la shiva, le père lui a dit “Si toi ou quelqu’un d’autre, étiez tombé à la place de mon fils, ça aurait été la même chose pour moi. La douleur aurait été la même, car ce sont tous mes enfants ».

Cette année, pour Yom haZikaron, ils sont tous nos enfants, nos amis, nos amoureux, nos frères et sœurs. Plus encore, comme nous le chantent Avraham Tal et Yonatan Razel, dans cette chanson que je vous invite à écouter alors vous lisez ces lignes: ils sont nous, et nous sommes eux.

Quand je mourrai,
quelque chose de moi, 
mourra en toi, 

Quand tu mourras,
quelque chose de toi,  en moi
mourra avec toi.

Parce que nous tous, oui nous tous
Nous tous sommes un seul tissu humain, 
une seule Vie.

Pour nous les vivants restés derrière, c’est une invitation au réveil.
N’attendons pas la mort pour nous souvenir de l’Unité.

Peut-être qu’une façon de les honorer pour de vrai sera d’être capables aujourd’hui de nous souvenir que, toujours, derrière les arsim et les ashkénormatifs, derrière les ultra-colons et les antisionistes, derrière les haredi et les mécréants, nous sommes tous tissés ensemble, d’une même énergie de vie, qui brille dans le vivant avant qu’on la rejoigne dans la mort, et qui attend seulement, tant qu’on est vivants, que l’on y prête attention. 

En ce Yom haZikaron, alors qu’on pleure nos morts, chuchotons avec eux, entre ciel et terre:
Nous sommes tous un  tissu humain, 
Une seule et même Vie.

  • Anny Dayan Rosenman
  • Delphine Auffret

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Dans le numéro 193 de Tenou’a, consacré à l’intelligence artificielle, l’article « Mémoire de la Shoah – Témoignage 3.0 » présentait une initiative de la Fondation de Steven Spielberg: la création de témoins hologrammes à même de répondre aux questions qui leur sont posées. Delphine Auffret a rencontré Anny Dayan Rosenman, spécialiste de la littérature de la Shoah, pour interroger ce nouveau dispositif technologique et mémoriel.

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