Yury Kharchenko est né à Moscou en 1986. Ses parents, des Juifs russes, tous deux scientifiques et athées remarquent très tôt un talent artistique manifeste et l’inscrivent en école d’art. À la fin des années quatre-vingt-dix, la famille émigre en Allemagne où Yury poursuit sa formation artistique avec des professeurs privés puis à la Kunstakademie Düsseldorf. Tenou’a l’a rencontré pour un entretien en deux parties. Dans ce premier volet, Yury parle de son expérience juive en Allemagne, de la marchandisation de la mémoire de la Shoah et du « Jew-washing ». Dans une deuxième partie publiée le 7 octobre, « Toute cette souffrance affecte profondément ma peinture« , Yury Kharchenko revient sur l’impact dévastateur et significatif qu’ont eu les massacres du 7 octobre et la guerre entre Israël et le Hamas sur sa perception du monde et sa création artistique.
Antoine Strobel-Dahan Vous venez de publier une monographie de vos œuvres les plus récentes (2018-2023) dont l’antisémitisme est un thème récurrent. À quel moment cette question est-elle devenue centrale dans votre travail?
Yury Kharchenko Cela a commencé avec mon expérience à la Kunstakademie Düsseldorf où j’ai été confronté pour la première fois à un antisémitisme très allemand. Un de mes professeurs a parlé de ma « putain de mère juive », par exemple, ou m’a présenté comme « un Juif russe mais [qui] a du talent ». Ça a été le déclencheur d’un questionnement pour moi qui m’a conduit à m’intéresser à la philosophie postmoderne (Derrida, Levinas ou la philosophie existentielle de Nietzsche) et à la question de Dieu. Puis, à la fin de mes études, j’ai été attaqué physiquement par des néonazis, juste à côté de chez moi. J’en ai été si bouleversé que j’ai quitté Düsseldorf pour Berlin – je ne pouvais pas vivre dans une ville où j’avais été tabassé.
ASD Donc vos parents font le choix de quitter la Russie pour une Allemagne où l’on pouvait imaginer qu’après la Shoah, c’en était fini de l’antisémitisme, mais ce n’est vraiment pas votre expérience…
YK À la fin des années quatre-vingt-dix en Russie, il y avait cette terrible crise économique post-soviétique, une corruption endémique, la guerre en Tchétchénie et une situation globale très dangereuse, particulièrement pour les Juifs. Mes parents craignaient que je ne sois envoyé à la guerre. Quand ils ont cherché où aller, nous avions de la famille aux États-Unis et en Israël, mais ils ont finalement atterri en Allemagne.
L’Allemagne, cela dit, n’a jamais été libérée de l’antisémitisme, qui n’a certainement pas disparu après la guerre. L’antisémitisme en général vient des Allemands « de souche » si on peut le dire ainsi. Ils avaient pris l’habitude de le cacher mais même ça, c’est fini. Et la plupart des Juifs d’Allemagne ont été confrontés à l’antisémitisme même en dehors de tout contexte de guerre au Proche-Orient.
ASD Sur la couverture de votre livre, on peut voir un T-Rex devant le portail d’Auschwitz où vous avez remplacé le moto allemand « Arbeit macht frei » par « Welcome to Jewish Museum ». Cette œuvre appartient à une série qui montre des super-héros devant le camp d’Auschwitz. Avez-vous le sentiment que la mémoire de la Shoah est devenue, en quelque sorte, un spectacle ou un business?
YK C’est une question difficile et très ambivalente, pour laquelle il me semble important de penser dans la nuance. Bien sûr, on voit parfois une exploitation commerciale de la Shoah. C’est ce que disait déjà dans les années cinquante [l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères] Abba Eban quand il écrivait « There’s no business like Shoah business ». Cette question est compliquée et je l’ai vu en Allemagne quand des institutions ou des organisations ont été créées à partir de rien avec des fonds colossaux sans jamais avoir pour intention d’être au service des Juifs dont les familles avaient été assassinées.
Parce que mon art s’intéresse aux questions du judaïsme et de la philosophie juive, j’ai été confronté à tout cet environnement. Et certains de ces gens m’ont parlé ouvertement de « marché », dans ce contexte de mémoire. De mon point de vue, c’est éthiquement incompatible. Mais il me semble qu’au moins en Allemagne, il s’agit nettement moins des victimes de la Shoah et de leur mémoire que de ce qui devient une sorte de spectacle, de divertissement. Je pensais à cette conversation entre Spielberg et Lanzmann sur la représentation de la mémoire, même si je reconnais l’importance du film de Spielberg La liste de Schindler dans sa façon de parler de cette question. Qui me ramène à la phrase d’Adorno: « Après Auschwitz, écrire un poème est barbarie », qu’il modérera plus tard en écrivant que « La souffrance qui perdure mérite autant d’être exprimée que le martyr a le droit de hurler ». J’ignore s’il connaissait alors les poèmes de Paul Celan ou Nelly Sachs qui parlaient déjà d’Auschwitz.
Quoi qu’il en soit, c’était une atmosphère très pesante en Allemagne, un pays qui n’était pas prêt à commencer ce travail de mémoire et où beaucoup de nazis étaient aux commandes de l’État. Ce n’est qu’à la fin des années quatre-vingts que la culture allemande a commencé à se souvenir des crimes nazis et à construire ces institutions. Pour autant, j’ai l’impression que cela devient de plus en plus un « marché », par exemple quand des gens inventent des histoires ou que, d’un musée juif à l’autre, on retrouve exactement et toujours les mêmes images, dans une forme de politiquement correct, une sorte de routine de la mémoire, où les discours sont répétés à l’identique année après année. J’appartiens à ces 200.000 Juifs de l’ex-Union soviétique qui ont émigré en Allemagne et on sentait bien à quel point, pour l’Allemagne, il était important de montrer au maximum que, non seulement les Juifs étaient de retour en Allemagne, mais aussi qu’ils choisissaient de s’installer en Allemagne. Pour autant, nous n’avons pas été bien traités, nous étions perçus plus comme des hologrammes qui permettaient de dire: « Regardez, nous avons des Juifs! ». Il n’y avait rien d’humaniste ou d’universaliste là-dedans, et je ne peux m’empêcher d’y voir une correspondance avec l’étoile jaune que les nazis collaient sur les Juifs.
ASD J’aimerais que vous nous parliez un peu de cette période où vous avez choisi de vous intéresser à la fois à la religion juive et à la philosophie postmoderne… En quoi cela influence-t-il votre travail?
YK Comme je vous l’ai dit, mon agression par des néonazis et mon expérience de l’antisémitisme m’ont traumatisé. Au milieu de ma vingtaine, je me suis interrogé de plus en plus sur des questions morales, philosophiques, existentielles et religieuses. Je voulais apprendre le Talmud et les sagesses juives et c’est comme ça que je me suis retrouvé étudiant à la yeshiva de Ronald Lauder à Berlin. C’était plus philosophique que religieux pour moi, surtout quand j’ai été confronté au fanatisme juif qui voulait m’interdire la pratique de l’art. Puis j’ai entamé un doctorat sur la philosophie postmoderne et sur l’influence juive sur des philosophes comme Jacques Derrida ou Emmanuel Levinas et des artistes comme Mark Rothko ou Barnett Newman. Je ne suis jamais allé au bout, me consacrant plutôt à mes expositions et à la création artistique. Mais toutes ces idées ont intégré mon travail artistique, notamment les concepts de déconstruction et les méta-niveaux de compréhension, qui peuvent parfois apparaître comme de la provocation.
Par ma peinture, je veux affronter le politiquement correct, le discours woke et celui de la cancel culture qui prennent des luttes légitimes pour les droits des minorités, des femmes, des queers, des noirs etc. et les transforment en armes de discrimination contre d’autres. Les Juifs en Allemagne aussi sont utilisés de cette façon pour discriminer d’autres populations ou pour une sorte de « Jew-washing ». Le Grand rabbin de Berlin est « montré » dans presque tous les événements politiques, mais les individus juifs, eux restent maltraités, surtout s’ils ne présentent pas les bons signes bien identifiables (tenue noire, chapeau, peyes…) qui montrent qu’ils sont juifs. Cela dit, il y a des Allemands qui sont sincèrement désolés de ce qui s’est passé et qui font de vrais efforts pour se souvenir du passé et faire mieux à l’avenir, mais c’est une minorité de plus en plus faible, surtout aujourd’hui avec la guerre à Gaza.
ASD Vous avez une technique de peinture qui résulte de votre formation académique très poussée et qui utilise beaucoup de matière, beaucoup de couleurs. Cette maîtrise de la peinture, de l’art du beau, croise dans votre travail l’horreur de la guerre, de la haine, du meurtre de masse, de la violence. Tout ça accompagné par des éléments de pop-culture, du cinéma, du jeu vidéo, des références philosophiques et talmudiques… Comment mêlez-vous tous ces éléments pour créer et exprimer votre art de façon si singulière?
YK Je ne sais pas trop, mais je donnerais un exemple: au début de la guerre en Ukraine, j’ai commencé à peindre des fleurs. Pourquoi? Au moment où je peins, je n’en sais rien. Mais quand la guerre a débuté, j’avais besoin d’harmonie, de vivant, de spiritualité, pour contrer la laideur de la guerre. Je prends quelque chose qui peut être trivial ou décoratif, comme une image de fleur, pour en faire un mouvement philosophique et spirituel sur la vie et son impermanence. Je n’ai rien inventé: une fleur est une forme de protestation contre la guerre, Matisse et Chagall l’ont montré.
Le travail de Yury Kharchenko est à découvrir sur son site, dans sa monographie ou en visitant l’exposition « Welcome to Jewish Museum », du 29 juin au 20 octobre 2024 au Hällisch-Fränkisches Museum à Schwäbisch Hall en Allemagne.