Monique Cohen – “JE N’AI PAS LE MOINDRE SOUVENIR De l’AVOIR VUe”

De MONIQUE COHEN, nous n’avons presque aucun élément, pas de photographie, pas de récit, si ce n’est celui écrit par son frère Marcel que nous reproduisons ici avec son amicale autorisation. Monique n’avait pas 6 mois lorsqu’elle a été arrêtée et internée à Drancy. Patiemment, l’administration attendit qu’elle atteigne l’âge légal puis elle fut déportée à l’âge de 7 mois et 3 jours vers Auschwitz-Birkenau où elle fut assassinée.

© Alain Eli

MONIQUE COHEN, 7 MOIS
Née à Asnières le 14 mai 1943.
Déportée de Drancy à Auschwitz le 17 décembre 1943 par le convoi no 63.
Probablement assassinée dès son arrivée à Birkenau.

CONVOI N° 63
PARTI DE DRANCY LE 17 DÉCEMBRE 1943, ARRIVÉ À AUSCHWITZ LE 20 DÉCEMBRE 1943
850 DÉPORTÉS DONT 100 ENFANTS
40 RESCAPÉS


Ce convoi est en fait parti après le convoi 64 à la suite d’une inversion des numéros par la Gestapo. C’est le dernier des 17 convois de 1943. À l’arrivée, 233 hommes et 112 femmes sont sélectionnés pour le travail. Déjà dix jours plus tôt, de Drancy, Aloïs Brunner avait peiné à remplir le convoi 64, faute de Juifs déportables à Drancy. Il se résout à laisser partir ce convoi 63 avec « seulement » 850 déportés, venus en partie de province.

Sources : S. Klarsfeld, Mémorial de la Déportation des Juifs de France
et A. Doulut, S. Klarsfeld, S. Labeau, Mémorial des 3 943 rescapés juifs de France

Le texte reproduit ici est un extrait du livre de Marcel Cohen, Sur la scène intérieure. Faits,
paru en 2013 dans la collection « L’un et l’autre » de Gallimard.
La rédaction de Tenou’a remercie tout chaleureusement Marcel Cohen et les Éditions Gallimard
de nous avoir amicalement autorisés à partager ce texte avec vous. (Gallimard, 2013, 17,90 €)

Nous nous tenons debout côte à côte, mon père et moi, devant la fenêtre du petit salon donnant sur le boulevard des Batignolles. Sur la tablette du lampadaire, le petit ours (voir chapitre précédent) est à sa place habituelle. Jacques m’a pris par les épaules et me parle. Nous regardons le terre-plein central du boulevard à travers la fenêtre. C’est une situation tout à fait inhabituelle et j’en ai conscience : jamais Jacques ne s’est adressé à moi en me tenant ainsi, ni avec une telle gravité. Marie, de surcroît, n’est pas à la maison.

Le lendemain, nous allons voir Marie dans une clinique d’Asnières. Elle est couchée et je la crois malade. Mes parents rient, ce qui me laisse perplexe puisque Marie est malade. Cependant, je n’ai aucun souvenir de ma réaction devant le berceau, ni de ce à quoi pouvait bien ressembler ma soeur. Souvenir très net, par contre, d’une forte odeur d’eau de Javel prenant à la gorge dans les couloirs et les escaliers de la clinique. J’ai retrouvé cette odeur quelques mois plus tard sous le porche et dans les escaliers de l’ hôpital Rothschild, lavés à la brosse et à l’eau de Javel. Hôpitaux, casernes, internats : l’odeur de l’eau de Javel est restée liée aux lieux de souffrance.

Je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir vu Marie enceinte de Monique, ni d’avoir vu Monique dans l’appartement du boulevard des Batignolles, ni même à l’hôpital Rothschild. Je sais bien qu’un enfant ne voit que ce qu’il veut voir, mais je n’ai jamais retrouvé non plus le moindre indice signalant la présence d’une soeur : ni berceau, ni layette, ni pleurs de nourrisson. J’ai bien le souvenir d’un landau bleu dont je tiens le montant chromé pour traverser la rue, mais je ne suis pas certain que c’est Marie qui le pousse et moins encore qu’une soeur se trouve à l’intérieur. Il est vrai que mon expérience de frère aîné fut très brève : il s’est passé moins de trois mois entre la naissance de Monique et son internement à l’hôpital Rothschild.

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Deux témoignages permettent, seuls, d’ébaucher une image de Monique. Je tiens ces détails d’une cousine et d’une amie de la famille. La première avait onze ans en 1943. Avec sa mère, elle a rendu plusieurs fois visite à Marie à l’hôpital Rothschild. Contrairement à moi, elle n’avait aucune raison de ne pas regarder le nourrisson dans son berceau. Aujourd’hui encore, elle m’assure qu’elle revoit « comme si c’était hier une poupée brune, aux cheveux bouclés, avec des yeux bleus ». Monique avait alors trois ou quatre mois. Cette description est confirmée par l’amie de la famille. Jusqu’à une date très récente, j’aurais été bien incapable d’imaginer une soeur brune aux yeux bleus puisque Marie avait les cheveux châtains et qu’enfant j’étais blond. C’est à peine si je me souvenais que mon père était brun : sur sa photo de mariage, on découvre, c’est vrai, un reflet de lumière si vif sur la tempe gauche qu’il ne peut s’agir que d’un homme aux cheveux très noirs et qui, de surcroît, utilise de la Gomina.

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Le temps était loin, en 1943, où l’on faisait poser les bébés à plat ventre, nus sur une fourrure blanche. Il n’existe donc aucune photo de Monique. Il n’existe pas non plus de certificat de décès, ni aucun jugement en tenant lieu. On ne trouve le nom de Monique que sur les registres de la mairie d’Asnières, sur une gourmette, et sur la liste des déportés du convoi n° 63, sous celui de Marie. Mais le Mémorial de la déportation des Juifs de France (établi par Serge et Beate Klarsfeld et publié en 1978) où figurent les deux noms n’est pas une preuve juridique du décès, et les autorités administratives ne sont pas tenues d’avoir ce document sous la main. J’en déduis que Monique, officiellement, est encore en vie. Je me suis souvent dit qu’une femme qui déciderait d’usurper son identité ne rencontrerait, selon toute vraisemblance, aucun obstacle insurmontable.

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Monique, le jour de l’arrestation ne portait pas sa gourmette, gravée trois mois plus tôt, à peine. Peut-être ne l’a-t-elle jamais portée. À moins qu’un petit noeud, sur la chaîne, n’indique le contraire. Les rafles étaient devenues si fréquentes en 1943 qu’on mettait les bijoux en lieux sûrs, y compris ceux des nouveau-nés : au marché noir, tout se monnayait. La gourmette de Monique se trouvait dans une bourse en peau blanche contenant aussi l’alliance, la montre, la bague de fiançailles de Marie, quelques napoléons représentant les économies de la famille et un morceau de chaîne de montre en or : à la mort des parents et grands-parents, l’usage, en Turquie, était d’en offrir un fragment à chaque fille pour qu’elle le transforme en bracelet. La bourse en peau était dissimulée dans une petite cavité aménagée par Jacques derrière une plinthe de l’appartement. Jacques avait signalé l’existence de la cachette à un voisin de palier, M. Valières, professeur de gymnastique au petit lycée Condorcet. Jaques lui demandait de mettre ces quelques bijoux en sûreté si, un jour, il voyait les scellés sur la porte : par les fenêtres sur cour, au premier étage, on passait aisément d’un appartement à l’autre grâce à l’armature métallique d’une verrière. C’est ce que fit M. Valières. Après guerre, il se mit en quête des frères Cohen survivants et leur remit la bourse.

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Lorsque, au cimetière de Pantin, nous avons voulu faire inscrire le nom de Monique sur la tombe de mes grands-parents maternels (sur laquelle figuraient déjà celui de Jacques et de Marie, puisque l’usage est d’inscrire le nom des déportés sur des tombes où ils ne sont pas), l’entreprise des pompes funèbres exigea un certificat de décès. Sans ce document, elle n’était pas autorisée à effectuer la gravure.

Faire inscrire le nom d’un vivant sur une tombe serait une très mauvaise plaisanterie, avions-nous fait remarquer, et les abus doivent être rares. Il a fallu plusieurs appels téléphoniques et quelques courriers pour obtenir un accord. Ainsi, l’extrait d’acte de naissance de Monique et son nom sur une tombe sont les seules preuves qu’elle ait existé. Encore son nom ne figure-t-il pas sur la tombe qu’à titre d’exception, en raison d’une tolérance, peut-être même d’une faveur.

  • Serge Klarsfeld

Arno Klarsfeld – Chaque homme mérite une histoire

En 1943, Nice, où vit la famille Klarsfled, passe sous contrôle allemand. Il est trop dangereux de tenter de quitter la ville alors Arno Klarsfeld aménage une cache derrière un double-fond dans un placard. « Il nous a dit : “Moi je suis fort, je survivrai, mais vous ne survivrez pas dans les camps où on vous enverra” », nous raconte Serge, son fils. Les Allemands investissent les lieux, accueillis par Arno. Il prétend que sa femme et ses enfants sont à la campagne. Durant quatre mois, Raïssa, la mère et les deux enfants, se cachent à Nice, avant de trouver refuge en Haute-Loire. En 1965, Serge se rend au Mémorial puis à Auschwitz pour retrouver des traces de son père. Arno avait été immatriculé du numéro 159683 et, dès son arrivée, avait assommé un kapo qui venait de le frapper. Envoyé dans un kommando minier de représailles, il meurt au mois d’août 1944, à l’infirmerie ou dans une chambre à gaz.

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