Aux sources de l’antisémitisme contemporain

© Reut Asimini, pencil on paper, 2023 – www.reutasimini.com – Instagram: @asi.reut

Polarisation, mythes postcoloniaux
et relativisme

Le matin du 7 octobre 2023 a été un réveil cauchemardesque pour les Israéliens et les Juifs de la diaspora. Le monde d’hier offrait encore là-bas l’espoir de construire une paix, certes incertaine, au Moyen Orient. Ici, les décennies post-Holocauste et le travail de mémoire effectué par les démocraties occidentales nous avaient laissés croire que l’antisémitisme dans sa forme la plus féroce et désinhibée était dernière nous. La veille du 7 octobre, les Juifs du monde occidental pouvaient encore imaginer vivre en diaspora dans une relative sérénité, troublée par des soubresauts de violence unanimement condamnés. L’antisémitisme que nous croyions un bruit de fond, un murmure sinistre rarement assumé par ses auteurs est aujourd’hui un vacarme. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? 

La polarisation

Le pogrom du 7 octobre, véritable massacre aveugle de civils, si bien documenté, affiché fièrement par les bourreaux sur l’ensemble des réseaux sociaux, a d’emblée fait l’objet d’une série de soupçons. Les faits étaient-ils aussi sordides que les médias mainstream le laissaient entendre ? N’avions-nous pas affaire à une stratégie de propagande et de désinformation ? À mesure que nous découvrions les récits d’horreur, ces derniers étaient systématiquement remis en question. Le déchaînement de contenus haineux sur les réseaux sociaux ne cesse de progresser ces dernières semaines.

Alors que plus de cent trente otages civils sont encore retenus depuis le 7 octobre par le Hamas à Gaza, un élan de solidarité a conduit des citoyens à afficher leurs visages dans nos villes. Pour ne pas les oublier. À Paris, Londres, New-York, ces affiches sont arrachées au prétexte qu’on ne peut s’émouvoir du sort de ces oubliés. Au nom de la cause palestinienne. Certains militants estiment donc que le soutien à leur cause nécessite l’effacement total de l’autre. Comme s’il leur était insupportable de tolérer la présence de visages qui ne pourraient être autres que des visages ennemis. Cet antagonisme reflète le degré de polarisation extrême de nos sociétés. Dans ce contexte, l’autre est nécessairement un ennemi dépourvu d’humanité. 

Nous observons cette polarisation extrême dans nos démocraties en crise. Elle est source de soutien accru aux extrêmes de notre spectre politique, et conduit à croire que nos opinions divergentes sont irréconciliables. Il y aurait eux et nous. Dans ce contexte, les Juifs font les frais de notre degré inégalé de polarisation. Leur supposée loyauté à Israël les rendrait complices. Ce préjugé antisémite est tenace et laisse peu de place aux voix juives à la fois sionistes et dénonciatrices de l’oppression subie par la population palestinienne, dont le droit à l’autodétermination est indéniable. Lorsque les partisans de la cause palestinienne chantent en Occident From the River to the Sea et appellent de leurs vœux la destruction de l’État d’Israël, ils ne souhaitent en rien la coexistence mais plutôt l’annihilation d’une des parties au litige. Notre époque tolère bien peu la nuance.

L’idéologie postcoloniale

Une partie de l’opinion publique, notamment de gauche, a requalifié le pogrom perpétré par le Hamas d’acte de résistance. Pour comprendre cette vision, il faut en revenir à la source théorique et idéologique. La critique postcoloniale a, depuis les années soixante-dix, réalisé non sans pertinence un grand décentrement. Elle nous a appris en tant qu’Européens et Occidentaux à renoncer à être “centre du monde” et à cesser de considérer notre histoire, nos représentations et nos valeurs comme universelles. La critique postcoloniale se nourrit de travaux universitaires et se décline dans le champ politique, à gauche du spectre politique où elle est devenue hégémonique. Dans son dernier ouvrage, Le piège de l’identité, qui vient de sortir en France, le politologue Yascha Mounk dresse une généalogie de la pensée postcoloniale, étroitement liée à ce que l’auteur nomme la “synthèse identitaire”. Ce concept décrit très justement la traduction concrète, dans l’action politique d’une majorité de la gauche, du triomphe de l’identité (ethnique, religieuse, de genre…) comme substrat de la lutte politique. À cela s’ajoute une vision du monde binaire opposant dominants et dominés dans laquelle seuls les groupes considérés comme structurellement dominés peuvent être victimes de discrimination, de racisme, ou de toute forme de haine. 

Or, la condition juive en diaspora et la réalité d’Israël échappent à ce paradigme postcolonial binaire. D’une part, l’antisémitisme qui touche l’ensemble des Juifs se nourrit de représentations racistes renvoyant à la supposée influence démesurée, et au pouvoir que ces derniers détiendraient. L’antisémite fantasme les Juifs en dominants. Néanmoins, c’est un fait largement documenté : l’antisémitisme est devenu le parent pauvre de l’antiracisme, le grand oublié des luttes intersectionnelles. D’autre part, Israël est perçu sous le prisme d’une partie de la gauche décoloniale comme un État colonisateur à tous égards. Si la colonisation est un fait avéré en Cisjordanie, considérer le territoire israélien souverain dans ses frontières reconnues par le droit international comme une vaste colonie relève du fantasme. Dans ce contexte, Israël serait un État de “blancs” européens colonisateurs au mépris de la réalité. La démographie israélienne contredit sans ambiguïté ce narratif alors que la majorité des Juifs du pays sont originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique de l’Est et du Moyen Orient, sans compter les 20% de citoyens arabes. 

Le relativisme

L’universalisme n’a jamais été autant battu en brèche qu’aujourd’hui. Que reste-t-il des absolus que sont la liberté, l’égale dignité de tous les individus ? Au nom de la prétendue lutte contre une certaine idée de l’oppression coloniale, tout est permis, tous les absolus tombent définitivement. Les meurtres, mutilations, tortures, prises d’otages, les attaques intentionnellement dirigées contre la population civiles sont pourtant condamnées par le droit international. Rien n’y fait : la requalification du 7 octobre en acte de résistance dénote un relativisme total. 

Nul besoin de rappeler que toutes les vies se valent et que chaque perte humaine est un drame. Il n’en demeure pas moins que toutes les manières de faire la guerre ne se valent pas. Mettre à égalité le déchaînement de violence annihilatrice du 7 octobre avec la riposte, certes radicale, déployée par Israël, est infiniment malhonnête. La loi du talion, “œil pour œil, dent pour dent”, conduit ses adeptes à adopter un référentiel comptable simpliste. Israël ne pourrait alors être que l’unique coupable compte tenu du nombre si élevé de morts palestiniennes. La loi du talion est une défaite de la pensée. 

Les absolus tombent, y compris ceux dont nous nous efforçons de préserver la sacralité. La mémoire de l’Holocauste se voit bafouée, dans un marasme relativiste qui laisserait entendre que les Juifs sont les bourreaux d’aujourd’hui. La dénonciation de l’antisémitisme par les Juifs de la diaspora est devenue inaudible et se heurte à l’injonction de dénoncer ce qu’il se passe là-bas. Certains osent attribuer l’antisémitisme d’ici aux actions d’Israël: “Vous seriez mieux tolérés, si seulement Gaza n’était pas bombardée”. Ce retournement magistral fait des Juifs les responsables de la violence raciste dont ils sont victimes. Mais où étiez-vous quand les Juifs d’Israël et de la diaspora œuvraient pour la paix ? Entendiez-vous nos critiques ? Où sont passés nos alliés ?