Ces livres sont de petits cimetières

Entretien avec Philippe Weyl

Responsable de la Collection “Témoignages de la Shoah”,
de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, en partenariat avec les Éditions Le Manuscrit

Comment est née la collection ?

La collection est née en 2004 par la volonté conjointe de Serge Klarsfeld et de Simone Veil, alors présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Ils constataient une demande collective forte pour conserver et transmettre les précieux témoignages de ceux qui avaient vécu le pire, alors que les maisons d’édition ne pouvaient pas assumer la publication de la totalité de ces récits. Ce constat a rencontré une des missions essentielles de la Fondation : permettre la diffusion la plus large possible de l’histoire et de la mémoire de la Shoah. En créant la collection, Serge Klarsfeld a porté l’ambition d’en faire “un mémorial de papier”.
Depuis lors, ce sont 104 témoignages qui ont été publiés, dont dix sont disponibles en langues étrangères. 
Nous visons bien entendu le lectorat des chercheurs, notamment des historiens, mais pas uniquement : il y a également une intention pédagogique, puisque ces ouvrages peuvent être des outils très utiles pour les enseignants.

Quels sont les critères principaux pour qu’un témoignage soit publié dans la collection?

Pour intégrer la collection, les textes doivent être inédits, car un témoignage édité, même dans une autre langue que le français, est consultable par les chercheurs et n’a pas besoin de nous. Un autre critère primordial est que le témoin doit avoir connu la France à un moment de son existence, y compris après-guerre.

Il y a des exceptions, bien sûr. Par exemple, parmi les ouvrages dont des extraits sont lus et présentés dans Tenou’a, celui de Mieczyslaw Chodzko, qui n’a jamais vécu en France mais qui propose l’un des très rares témoignages existant sur Treblinka, qu’il nous a paru indispensable de rendre accessible à tous.

Autre exemple : le témoignage exceptionnel de Julien Unger, qui avait été publié au sortir de la guerre mais était désormais indisponible. Il a été édité dans notre collection afin qu’il soit accessible à de nouvelles générations de lecteurs. 

Et bien sûr, chacun des textes qui nous est proposé doit être approuvé par notre comité de lecture. Présidé par Serge Klarsfeld, il réunit des anciens déportés et des historiens. L’exigence est de mise et nous refusons parfois d’éditer certains textes, notamment s’ils sont trop centrés sur la famille du témoin avant ou après la guerre, ou s’ils comportent des informations trop lacunaires sur le vécu pendant la Shoah. 

Ce qui fait la spécificité de la Collection aussi est que la plupart des témoignages sont précoces dans leur rédaction, et beaucoup sont peu connus. Qu’est-ce que cela change?

C’est vrai, beaucoup de nos auteurs sont peu connus. Cela est dû, d’abord, au fait que nous pallions le déficit des éditeurs qui font des choix et ne s’intéressent qu’à quelques textes jugés susceptibles de rencontrer un large public. De nombreux récits restent donc inédits jusqu’à ce qu’ils arrivent sur mon bureau, puis dans les mains du comité. Chaque parcours est unique, et ces ouvrages permettent, chacun dans son style, d’éclairer un aspect de la Shoah : la traque, l’internement, la déportation, le courage des Justes ou la Résistance juive… 

Les plus intéressants, d’après moi, ce sont les témoignages écrits immédiatement ou presque après les faits. La mémoire est encore fraîche et, en général, leurs auteurs s’adressent au monde, à l’humanité, pour alerter sur les horreurs subies et vues. Il est connu qu’il y a eu plusieurs phases dans l’écriture des témoignages : juste après-guerre, donc, puis, après un creux dans les années 1960, une reprise à la fin de la décennie suivante. Cette reprise s’explique par deux raisons principales : une réaction au négationnisme, mais aussi l’âge. Longtemps, ces survivants se sont tus pour protéger leurs enfants ; mais ensuite, ils ont assumé leur rôle de transmission envers leurs petits-enfants. 

En quel sens cette écriture plus tardive diffère-t-elle ?

Je constate que souvent, longtemps après les faits, les auteurs ont tendance à tempérer leur récit. Ils évitent de dire le pire, surtout lorsqu’ils s’adressent à des enfants ; ce qui n’enlève rien à l’honnêteté de leur témoignage. L’âge joue aussi, parce que même ceux qui ont vécu des tragédies, lorsqu’ils se retournent sur leur vie, trouvent souvent qu’elle a été belle : ils ne veulent pas que la Shoah les cantonne à leur statut de victimes. Et puis il y a les choses “honteuses”, parfois indispensables à la survie, qui ont pu être commises. Tous ne veulent pas en parler. Mais cela dit, je suis vigilant et, après quelques discussions, les auteurs finissent généralement par assumer et raconter. Comprendre la déshumanisation à l’œuvre est important. 

Dans les témoignages les plus précoces, le texte est parfois très brut, très violent. Savez-vous pourquoi ils choisissaient alors d’écrire ?

L’écriture peut être cathartique. Un bon exemple est le texte de Michel Pachter, qui a connu le ghetto de Varsovie pendant ses trois années d’existence, puis différents des pires camps nazis. Une fois libre, hanté par son vécu, il suit les conseils d’une femme qui l’incite à écrire. Cela dit, c’est un texte qu’il a travaillé et retravaillé, qui l’a obsédé durant toute sa vie. D’autres ont eu un ressenti inverse : ils n’ont pas écrit tout de suite parce qu’il fallait vivre, absolument, et que se souvenir n’était alors pas la priorité. Mais il ne faut pas oublier que beaucoup racontent que la raison d’être de leur écrit, c’est le serment prêté entre déportés dans les camps : que celui qui survivra témoigne ! 

Il faut, quelle que soit la période à laquelle ces textes sont rédigés, souligner le courage de cette prise de parole, de cette forme d’exposition, courage qui tient aussi à la douleur de la re-mémorisation de ces souvenirs et surtout des êtres chers disparus sans sépulture. Pour moi, ces livres sont aussi de petits cimetières…

Ce qui m’a frappé aussi, c’est, dans certains récits, à quel point la libération ou l’ouverture des camps n’est pas toujours synonyme de la fin des souffrances. Pour beaucoup, les années qui suivent sont extrêmement dures, voire dangereuses. 

C’est certain, et c’est pourquoi je n’aime pas parler de “libération” des camps. La fin de la Shoah ne marque pas toujours la fin des souffrances, d’abord parce que souvent les rescapés sont pauvres, très pauvres. Certains mettent des années à arriver en France, clandestinement, après avoir parfois été maltraités dans leur pays d’origine, après des tentatives ratées de départ pour la Palestine mandataire. Même pour ceux qui étaient en France à la Libération, les conditions de vie sont difficiles dans une société mal en point. Et la situation est encore plus dure pour ceux qui émigrent en France dans les années cinquante. L’objectif de survie économique et de reconstruction passe avant l’introspection et l’écriture. 
À l’Est, souvent, c’est pire encore pour les survivants de la Shoah. Leur vie n’est pas sauve après la guerre : l’antisémitisme, exacerbé par la propagande nazie, est toujours bien présent et peut encore coûter la vie. 

Contre toute attente, il n’est pas si rare de trouver, sinon de l’humour, du moins de l’ironie…

Oui, même de l’humour noir parfois. Je pense à Élisabeth Kasza, à Birkenau, qui imagine avec sa mère des slogans publicitaires pour attirer les touristes : “Voir Auschwitz et mourir”

L’ironie est aussi parfois bien présente. Il n’est qu’à lire certains portraits de SS dont nos auteurs moquent la suffisance et les comportements. Cet humour, cette ironie, comme le fait de ne pas être seul, sont un moteur de la survie. 

On sent chez vous une tendresse non seulement pour ces récits, mais pour leurs auteurs. Quelles sont vos relations avec eux?

J’ai généralement de bonnes relations avec les auteurs, qui sont heureux de voir leur récit publié. Ils apprécient aussi d’avoir un interlocuteur qui comprenne de quoi il parle et ils nous font confiance. Mais je pense souvent à ceux qui sont, malheureusement, restés dans leur coin à ressasser leurs souvenirs tout seuls. 

Nos auteurs estiment tous avoir eu de la chance, ils en parlent tous. Parce que la seule survie est une chance inouïe, ou une suite de chances. À cet égard, l’évanouissement d’Henri Zonus une fraction de seconde avant la fusillade du peloton d’exécution est une chance inouïe, comme l’absence de coup de grâce, au point que sa survie est immédiatement considérée comme un miracle, même par les SS, ce qui lui sauve en définitive la vie. Une chance qui lui offre une seconde chance !

Plus globalement, leur courage, leur énergie m’inspirent un profond respect, et nourrissent la volonté et la force nécessaire pour les accompagner dans le choix qu’ils font de revivre par les mots la période si terrible qu’ils ont traversée.

En quoi consiste votre travail lorsque vous éditez un manuscrit ?

D’abord, je lis et vérifie tout, toutes les dates, tous les lieux, tous les faits rapportés. C’est la responsabilité de la FMS que de s’assurer de la cohérence historique des propos. Et bien sûr il y a tout le travail d’édition et de correction sur la forme jusqu’à la mise en page. 

Surtout, je suis vigilant parce que mon but est que le lecteur comprenne : le témoin sait toujours de quoi il parle, le lecteur pas nécessairement. Beaucoup d’informations peuvent être aujourd’hui vérifiées : les noms, les lieux, les distances. Pour les illustrations, dans la mesure du possible, je tente d’obtenir les archives privées des auteurs : les photos permettre d’incarner les témoins et leurs proches, et les documents qu’ils peuvent avoir conservés sont autant de preuves contre nos détracteurs. Il y a aussi la rédaction de la biographie chronologique qui précède le témoignage lui-même et toutes les notes de bas de page qui permettent d’éclairer le lecteur ou, si besoin, de rectifier ce qui est écrit. Parce que le témoin a le droit de se tromper, les confusions sont possibles, mais je veux respecter la voix du témoin. Si jamais j’estime nécessaire de réécrire ou reformuler, cela ne se fait qu’avec son aval. Enfin, il y a la mise au point de la couverture du livre.

Notre partenaire, les Éditions Le Manuscrit, engagées à nos côtés depuis les origines de la collection, s’occupent de la suite : le référencement, l’impression, la diffusion et la distribution qu’elles ont confiée à Hachette.

La rédaction de Tenou’a remercie tout chaleureusement Philippe Weyl pour son aide si précieuse dans ce projet, ainsi que la Fondation pour la mémoire de la Shoah et les Éditions Le Manuscrit de nous avoir autorisés à lire et reproduire ces textes.

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