Dépasser les clivages

Militant de la séparation entre la religion et l’État en Israël, Mickey Gitzin dirige le New Israel Fund, ONG souvent attaquée avec virulence par le gouvernement Netanyahou. Cette organisation veut défendre un Israël respectueux des libertés religieuses, égalitaire envers tous ses citoyens, juste socialement et démocratique.

ENTRETIEN AVEC MICKEY GITZIN

Comment définissez-vous le « sionisme » ?
Le sionisme a été théorisé par Herzl et ses héritiers, dont il faut absolument relire les livres. Mais si je m’en tiens à une définition personnelle du sionisme, je pense qu’il est essentiellement fondé sur les notions d’égalité et d’acceptation de l’autre. En Israël, le sionisme devrait être la marche ininterrompue vers une société égalitaire, où les droits de chacun sont respectés. C’est la conviction que j’ai acquise au fil des années en vivant dans ce pays.

La politique israélienne actuelle reflète-t-elle votre conception du sionisme L’un des problèmes auxquels nous sommes malheureusement confrontés aujourd’hui est l’extrême polarisation du champ politique israélien. La droite définit la majorité des lois qui s’appliquent en Israël. Le sionisme de Netanyahou ou de Bennett s’inspire d’une pensée néoconservatrice qui n’a rien à voir avec le véritable sionisme. À l’origine, le sionisme voulait émanciper les Juifs d’Europe. Aujourd’hui, il se fonde sur des éléments radicaux du judaïsme, dont nos dirigeants veulent faire un nationalisme exclusif et discriminant envers les minorités religieuses, les femmes, les personnes LGBT, etc. Le sionisme a en quelque sorte perdu sa visée émancipatrice.

Le New Israel Fund défend-il votre conception du sionisme ?
Permettez-moi d’abord de revenir aux fondements du New Israel Fund. Le NIF affiche cinq objectifs convergents : lutter en faveur des libertés religieuses, promouvoir la justice socio-économique, défendre le traitement égalitaire des populations arabes is- raéliennes, favoriser l’émergence d’une société in- clusive (entre juifs et arabes), défendre les droits de l’homme et les valeurs de la démocratie. Le NIF veut faire d’Israël une société égalitaire, diversifiée, conforme aux valeurs démocratiques qui ont présidé à la fondation de cet État.

Comment réconcilier sionisme et respect des droits des minorités religieuses et sociales ?
Si l’on en revient aux fondements même du sionisme, Herzl espérait l’avènement d’une société égalitaire, respectueuse des droits des minorités. Dans cette conception originelle, les rabbins sont relégués à l’arrière-plan de la sphère publique et se « contentent » de prononcer des Midrashim à la synagogue. S’il est une pensée sioniste qui se rapproche de la vision de Herzl, c’est bien celle que nous défendons au sein du New Israel Fund. Jabotinsky lui-même avait mis en garde contre l’érection d’un mur entre Juifs et Arabes. Il voulait que le premier ministre soit juif et son bras droit arabe. Les valeurs démocratiques sont inhérentes au sionisme théorisé par Herzl.

Vous évoquez la coexistence de plusieurs communautés religieuses, mais qu’en est-il du pluralisme au sein du judaïsme ? L’écart semble inexorablement se creuser entre Israël et la diaspora française ou américaine progressiste et libérale… le gouvernement israélien est-il compatible avec le pluralisme au sein du judaïsme ?
Malheureusement non. Netanyahou a choisi de renoncer aux mouvements juifs progressistes en gelant l’accord sur le Kotel [cf. supplément gratuit au numéro 168 de Tenou’a]. Ce renoncement est inédit pour un premier ministre israélien en activité. Sur le long terme, je pense que ce revirement pourra mettre à mal l’unité du peuple juif. Au regard des situations politiques actuelles en Israël et aux États- Unis, Netanyahou pense qu’il peut se contenter des franges juives orthodoxes et des soutiens évangélistes du président Trump. C’est très douloureux, à bien des égards.
Le New Israel Fund reflète un certain respect du pluralisme intra-juif car il est issu d’un partenariat entre Juifs américains et israéliens. L’organisation est basée aux États-Unis mais possède des ramifications en Australie, au Canada et en Europe, notamment à Londres, Berlin et Vienne. 94 % de nos financements proviennent de sources américaines. Nos donateurs sont très attachés à Israël mais affichent un « agenda » progressiste. Nous sommes numériquement la première organisation en Israël à soutenir les minorités religieuses et sociales. Donc, les décisions du gouvernement Netanyahou affectent particulièrement nos soutiens et nos membres.

Comment fonctionne le New Israel Fund ?
Nous finançons des initiatives, individuelles ou collectives, de nature diverse : nous soutenons par exemple des associations haredim qui militent en faveur des droits des femmes ou des voix orthodoxes désireuses de s’ouvrir à la société civile laïque. Si le projet proposé est conforme aux valeurs que nous dé- fendons, nous le soutenons quels qu’en soient les instigateurs. Par exemple, nous avons travaillé avec des personnes qui s’opposaient à la séparation des jeunes filles mizrahi (sépharades) et ashkénazes au sein des écoles religieuses ; nous soutenons également B’tselem (le « Centre d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés ») et Sikkuy, (une organisation qui assure le transport des populations arabes de Galilée). Nous sommes donc la cible de nombreuses attaques de la part d’organisations de droite.

Comment, à votre sens, peut-on surmonter les particularismes religieux et unifier des populations aussi diverses (juives, laïques, chrétiennes, musulmanes, arabes) ?
L’unité et l’uniformisation sont deux choses distinctes, rappelons-le. Le respect de la diversité d’opinion et de religion conditionne le vivre ensemble. Le New Israel Fund actionne les leviers « classiques » des organisations non gouvernementales : il mène des campagnes publiques, mobilise ses membres et militants pour des actions de terrain, s’appuie sur les médias sociaux pour relayer ses revendications, etc. Nous sommes égale- ment présents à la Knesset [le Parlement israélien] et agissons auprès de ses membres. Nous faisons ce que les organisations de la société civile s’efforcent de faire dans toute société démocratique.

L’UNITÉ ET L’UNIFORMISATION SONT DEUX CHOSES DISTINCTES

Quels sont vos chantiers prioritaires ?
Le premier enjeu pour nous aujourd’hui est de lutter contre l’affaiblissement de la démocratie israélienne. En ce sens, la loi portée par Netanyahou pour affaiblir le pouvoir judiciaire est l’une de nos principales préoccupations. Nous luttons également contre les mesures du gouvernement qui visent à restreindre les champs d’intervention des organisations non gouvernementales. La question des réfugiés africains nous a beaucoup mobilisés dernièrement. L’occupation israélienne à Gaza et dans les territoires palestiniens est bien entendu au cœur de nos préoccupations.

À votre travail au sein du New Israel Fund s’ajoute un mandat de conseiller municipal à la mairie de Tel Aviv. Comment articulez-vous vos engagements politiques et municipaux ?
Je siège effectivement au conseil municipal de Tel Aviv au nom du parti progressiste Meretz. Mes fonctions municipales et à la tête du New Israel Fund sont deux choses distinctes. Mais ce sont les mêmes idées et convictions qui nourrissent mes activités au NIF et à la mairie de Tel Aviv.

En tant qu’élu de Tel Aviv, comment comprenez- vous l’écart croissant qui la sépare de Jérusalem ?
Tel Aviv et Jérusalem sont avant tout des symboles. À l’image de ce qu’il se passe dans d’autres pays, on observe en Israël une tension croissante entre le conservatisme et le libéralisme. Des villes comme New York, Londres et Paris incarnent les valeurs du libéralisme. Ce sont des « centres majeurs des valeurs libérales ». Ces villes donnent l’impression d’être très isolées du reste du pays. Ces évolutions sont préoccupantes car, si la polarisation de la société se poursuit, on verra de plus en plus les grandes villes assumer le rôle géopolitique de leur pays et revendiquer ou assumer une certaine autonomie politique de nature à affaiblir leur État. Cette évolution est particulièrement no- table en Israël avec Jérusalem et Tel Aviv, dont la première incarne le conservatisme (politique et religieux), et la seconde, le libéralisme.

Nous célébrons le 70e anniversaire de l’état d’Israël. Comment souhaitez-vous le voir évoluer ? Doit-il emprunter la voie de Tel Aviv ou celle de Jérusalem, ou trouver une voie intermédiaire ?
Je ne pense pas qu’Israël doive privilégier une « voie » à l’autre. Nous devrions apprendre à vivre avec Jérusalem et Tel Aviv. Ces deux villes, et ce qu’elles incarnent, sont indissociables de l’État d’Israël et constitutives de son essence même. Jérusalem n’a pas besoin de « l’emporter » sur Tel Aviv et, inversement, Tel Aviv ne doit pas sup- planter Jérusalem. Si Israël parvient à dépasser ce clivage, la société dans laquelle nous vivons n’en sera que meilleure.

Propos recueillis et traduits par Sarah Rozenblum