Diaspora israélienne à Berlin

La rumeur classe Berlin au deuxième rang des villes les plus peuplées d’Israéliens hors d’Israël, après New York. Ils sont artistes, universitaires ou entrepreneurs et, en l’absence de statistiques fiables, on évalue leur nombre dans une fourchette de 10000 à 50000, sans doute en augmentation régulière. Pour en savoir plus, nous avons posé trois questions à Elad Lapidot, un universitaire israélien qui enseigne la philosophie et le Talmud à Berlin.

TROIS QUESTIONS À ELAD LAPIDOT

De quand datent les vagues d’immigration d’israéliens à Berlin et quelles en sont les motivations principales ?
Les Israéliens ont commencé à immigrer à Berlin d’une manière plus intensive qu’avant il y a une quinzaine d’années. Le flux a augmenté après la guerre de Gaza en 2014. Leurs motivations sont diverses. Les intellectuels sont souvent venus pour des raisons politiques, désespérés par Israël en relation avec la justice et la paix. D’autres sont venus à Berlin parce que c’est une grande ville cosmopolite qui a une histoire forte. Ce n’est pas une ville de banques et d’industrie, c’est une ville qui reste relativement bon marché. Les jeunes entrepreneurs et les artistes y trouvent de nombreuses opportunités professionnelles.

Peut-on parler de « diaspora israélienne à Berlin » malgré la nature paradoxale de ce terme ?
Les Israéliens à Berlin peuvent être considérés comme une diaspora, au même titre que les expatriés italiens, français, etc. si l’on se réfère à une culture commune. La difficulté est ailleurs : Que fait-on de leur judéité ? Les Arabes israéliens et les Palestiniens font-ils aussi partie de la « diaspora israélienne » ? Personne n’en parle ou ne prend en compte cette situation. À l’exception peut-être de quelques cas individuels, il n’y a guère de communauté d’expatriés israéliens juifs et arabes qui se considère appartenir à la « diaspora israélienne ». De plus, peut-on vraiment prétendre qu’en Allemagne, « Israël » n’équivaut pas à « Juif » ? Bien sûr que non. De fait, les « Israéliens » sont une catégorie de Juifs et, du coup, une catégorie de la diaspora juive. La vraie question, c’est d’en déterminer les caractéristiques. Pour moi, c’est qu’on les définit (ou qu’ils se définissent) comme « Israéliens » et pas comme « Juifs ». Chez les Israéliens, particulièrement à Berlin, il y a comme une aversion et une réticence vis-à-vis de la judéité. Ils ne deviennent pas membres de la communauté juive, ne se mêlent pas aux « vieux » Juifs allemands ou russes. En d’autres termes, cette « diaspora israélienne » constitue peut-être ce que l’on pourrait qualifier de « diaspora non-juive », une forme négative de judéité. Pour la première génération, c’est une situation très précaire. Pour moi, la grande question est ce qui va advenir de leurs enfants. On peut ajouter une complication supplémentaire concernant la nouvelle génération : certains sont nés d’un parent israélien et d’un parent allemand…

Quel est le rapport des israéliens de Berlin à la mémoire de la Shoah ?
Il est ambigu : d’un côté, ils résistent et cherchent à se libérer de ce passé. Ils veulent être « normaux » en quelque sorte. De l’autre côté, tout à Berlin les ramène à la mémoire de la Shoah. Ils vivent sur les lieux du crime, dans la capitale de l’Allemagne, qui fut la capitale de l’Allemagne nazie et qui symbolise l’impossibilité d’une vie juive en Europe et plus largement l’impossibilité d’une diaspora juive sans un État juif. D’une certaine manière, Berlin est l’essence, la raison d’être de l’État d’Israël. Retourner vivre à Berlin est ambigu : cela peut signifier un « retour » radical de l’interprétation sioniste, cette « impossibilité » dont je parlais, une volonté de ranimer la diaspora juive. Cependant, ce retour peut aussi signifier une continuation du sionisme : les Israéliens vont à Berlin non pas comme des Juifs qui y retournent (même si nombre d’entre eux obtiennent des passeports et des permis d’établissement par ce biais), mais en tant « qu’Israéliens » qui ne sont plus juifs, en tout cas au sens de ceux qui ont été exterminés en Allemagne. Ainsi, ce « retour » est à la fois l’aboutissement et la confirmation du sionisme, mais aussi, de manière très ambiguë, une confirmation de l’antijudaïsme et de l’anti-altérité chrétienne-européenne.

Propos recueillis et traduits par Brigitte Sion

Benyamin Reich est un artiste israélien, né dans une famille hassidique de Bné Brak, établi à Berlin depuis de nombreuses années. Les lecteurs de Tenou’a le connaissent bien : son travail artistique a souvent nourri le dialogue dans nos pages. Cette image, Amalek, Berlin 2018, est issue de la série photographique Imagine. Elle est une illustration saisissante du « rapport ambigu des Israéliens de Berlin à la Shoah » décrit par Elad Lapidot. Voici comment l’universitaire Netanel Olhoeft présente ce travail :

Le paysage culturel et politique allemand a connu des bouleversements et transformations radicaux au cours des soixante-dix dernières années. Pourtant, l’ombre de la guerre et de la Shoah est toujours présente ici comme nulle part ailleurs. Il y a bien sûr les innombrables monuments et lieux de mémoire comme autant de rappels constants de cette histoire, mais aussi le sentiment général de regret et de culpabilité de la population allemande quant à ce passé sinistre. Mais pour l’artiste et photographe Benyamin Reich, les infimes nuances dans la façon de chaque individu de traiter cet héritage tout comme la très abstraite Wesen Deutschlands, « l’essence de l’Allemagne globale », sont d’une importance cruciale. (…)

Avec la série Imagine, Reich touche à la question délicate de la possibilité directe d’un présent germano-juif dans l’Allemagne d’après- guerre. La réconciliation et la recherche d’une harmonie nouvelle à la lumière du passé sombre en sont le moteur. Il est particulièrement curieux de la relation entre la vague récente d’immigrants israéliens à Berlin (capitale allemande aujourd’hui, avant et pendant la guerre) et leurs interactions émotionnelles avec ce nouvel environnement. Nombre de ces Israéliens sont en couple avec des Allemands. Mais comment se sent-on, en tant que troisième génération de descendants de survivants de la Shoah, comme Benyamin Reich lui-même, dans le lieu où fut planifiée et mise en œuvre la Shoah ?

Dans Imagine, il montre crûment les nombreuses tensions entre le désir d’harmonie, la volonté silencieuse de surmonter le passé et les souvenirs terrifiants de la Shoah finalement si récente. Ces sentiments essentiellement subconscients sont exprimés ici par une série de rêves surréalistes, de flashs de l’esprit ou encore de désirs sexuels cachés. Cette recherche de la troisième génération crée un dialogue dérouté mais fertile qui ouvre la voie à l’expression d’une psyché humaine ébranlée. (…)

Pour en savoir plus : www.benyaminreich.com