LES PROTESTANTS ET LE JUDAISME

Comment le protestantisme envisage-t-il ses liens avec le judaïsme ? Tenou’a a demandé au pasteur Antoine Nouis, directeur de la rédaction de notre confrère Réforme, de nous éclairer sur cette relation singulière.

Un ami pasteur m’a raconté que pendant plusieurs années, il avait des rencontres régulières avec un prêtre catholique, un pasteur évangélique et un rabbin pour aborder différents thèmes religieux : “Sur beaucoup de sujets le débat s’organisait assez rapidement entre d’un côté le prêtre et le pasteur évangélique, et de l’autre le rabbin et le pasteur libéral que j’étais”. Pour évoquer la relation entre le judaïsme et le protestantisme français, l’historien Patrick Cabanel a parlé d’affinités électives1 . L’expression est le titre d’un roman de Goethe, mais elle est devenue un concept sociologique qui indique un tissu de correspondances, d’échos, d’analogies qui peuvent se muer en attractions réciproques entre deux domaines voisins. Le protestantisme français partage avec le judaïsme le fait d’être une minorité en France, d’avoir été persécuté dans son histoire et d’être attaché à l’étude des Écritures.

Trois raisons plaident en faveur d’un rapprochement : éthique, historique et médiologique.

UNE RAISON ÉTHIQUE

Nous avons tous la théologie de nos insomnies. À la sortie de la dernière guerre mondiale, Karl Barth, le plus grand théologien protestant du XXe siècle, a écrit : “L’Église protestante a assumé au XVIe siècle une grande responsabilité dans l’élaboration des destinées du monde. Elle doit se demander comment l’Europe a pu se trouver quatre cents ans après la Réforme au bord du précipice le plus terrifiant ? Ce qui doit faire réfléchir l’Église protestante, c’est le fait que le national-socialisme ait pu naître dans le pays où est née la Réforme et qu’il ait pu s’y développer jusqu’à devenir un objet de crainte et d’horreur pour le monde entier2 .” Le reproche s’applique moins aux Protestants français dont beaucoup ont eu une attitude courageuse pendant la guerre. Parmi les Justes français, nous trouvons 12 % de Protestants alors qu’ils représentaient 1,5 % de la population française. Mais cela n’empêche que la remarque de Barth est une brûlure qui hante le Protestant que je suis.
Dans un article intitulé “Le yogi, le commissaire, le prolétaire et le prophète”, le philosophe Paul Ricœur écrivait : “Une grande doctrine révèle ses lignes de moindre résistance aux perversions même qu’elle permet ; on n’a jamais que la caricature qu’on mérite : à chacun ses monstres3 .” Une doctrine peut s’appréhender par ses sommets, mais aussi par les monstres qu’elle génère et par la résistance qu’elle oppose à ces derniers. S’il est un devoir qui s’impose aux responsables chrétiens de nos jours, c’est de travailler à enfermer à tout jamais les monstres que le christianisme a suscités dans l’Histoire. Le meilleur antidote à la haine est la rencontre, le partage, le voisinage, tant il est vrai que la rencontre avec le réel est la première déconstruction de nos idéologies.

UNE RAISON HISTORIQUE

Les Protestants français se sont souvent trouvés dans le même camp que leurs amis juifs. Il est des compagnonnages qui tissent des solidarités. Les deux minorités ont souvent été associées. La Révolution française a fait des uns et des autres des citoyens de plein droit et au XIXe siècle, ils se sont souvent trouvés associés dans la défense des droits de l’homme et dans l’élaboration des grandes lois de la République. Ce n’est pas pour rien si les maurassiens ont violemment dénoncé le judéo-protestantisme. Les Protestants ont naturellement été dreyfusards, car ils ont conservé la mémoire de l’affaire Calas. Ils savaient par leur histoire que la raison d’État n’est pas toujours la meilleure et que les minorités représentent une cible idéale lorsqu’on est à la recherche d’un coupable. Quand on est minoritaire, on sait que la majorité n’a pas toujours raison, ce qui conduit à toujours interroger les événements et préférer la justice au confort d’un panurgisme naturel.

Dans les années noires de Vichy, on se souvient de l’action du pasteur Boegner, président de l’Église réformée de France, qui a plaidé la cause des Juifs auprès du gouvernement du maréchal Pétain. En mars 1941, il a écrit une lettre au grand rabbin Isaïe Schwartz dans laquelle il dit : “Notre Église, qui a jadis connu les souffrances de la persécution, ressent une ardente sympathie pour vos communautés dont en certains endroits la liberté du culte est déjà compromise et dont les fidèles viennent d’être si brusquement jetés dans le malheur4 .” Il a écrit en même temps à l’amiral Darlan pour protester contre les lois anti-juives. Il a continué à favoriser l’action diplomatique, mais après les rafles de 1942, son attitude a changé. Il a compris qu’il fallait passer de la diplomatie à la résistance. En septembre 1942, lors de l’assemblée annuelle du Musée du désert, il réunit les pasteurs présents pour leur demander d’organiser l’accueil des réfugiés juifs, même au prix d’une désobéissance civile. La majorité des pasteurs présents lui ont répondu qu’ils ne l’avaient pas attendu pour s’opposer à la politique antisémite du gouvernement.

UNE RAISON MÉDIOLOGIQUE

Les Protestants partagent avec le judaïsme rabbinique une compréhension de la religion qui ne repose pas sur une caste de prêtres qui sert d’intermédiaire entre le peuple et le divin, mais sur l’étude des Écritures. C’est ce qu’a relevé Charles Péguy lorsqu’il a écrit : “Le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le Protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry5 ”. Si les Protestants se considèrent comme les enfants de Luther, c’est essentiellement grâce à Gutenberg. Avant Luther, d’autres hommes avaient essayé de réformer l’Église, mais leur action est restée limitée, car ils ont été écartés par les institutions. Si la réforme luthérienne a réussi, c’est parce que l’imprimerie est passée par là. S’il est toujours possible de faire taire un homme, il est beaucoup plus difficile d’arrêter un livre quand il a été imprimé et diffusé.

Au sein du christianisme, une différence symbolique sépare le pasteur du prêtre. L’habit liturgique du prêtre est une aube alors que son homologue protestant porte une robe pastorale. L’aube avec son étole est le signe que le ministre a bien été ordonné et qu’il a reçu l’autorité pour être prêtre, alors que la robe pastorale est initialement un habit qui indique un grade universitaire. Elle signifie que le pasteur a reçu une formation qui lui permet d’interpréter les Écritures avec justesse. Comme le rabbin, le pasteur est un érudit, un enseignant et non pas un intermédiaire qui opère la médiation avec le divin.

L’acte de lecture est une démarche éminemment personnelle, elle conduit à l’intelligence de la foi en ce qu’elle conduit à pouvoir poser des mots, nos mots, sur notre compréhension du divin, et non répéter un catéchisme qui nous serait enseigné par une autorité religieuse.

Des philosophes comme Franz Rosenzweig ou Emmanuel Levinas ont parlé de la complémentarité entre judaïsme et christianisme, assignant à ce dernier d’être le témoin dans le monde entier d’une vérité révélée à travers le premier. Les Protestants se reconnaissent volontiers dans cette vocation d’être porteurs d’une parole qui les précède et qui dit la présence du divin dans le monde à travers sa parole.

1. Patrick CABANEL, Juifs et Protestants en France, les affinités électives, XVIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004.
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2. Karl BARTH, Une voix suisse, Genève, Labor et fides, 1944, p. 106.
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3. Paul RICŒUR, “Le yogi, le commissaire, le prolétaire et le prophète”, Autres temps, 76-77, Printemps 2003, p. 44.
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4. Patrick CABANEL, op. cit., p. 246.
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5. Charles PEGUY, Note conjointe, 1935, p. 82.
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