Vie et résurrection

« Un jour, j’écrirai pour toi un long récit, il n’y manquera pas un détail, pas une lumière de bougie, pas une saveur, pas une orange, un long récit de ce que furent les galettes de Pourim à El-Biar, quand j’avais dix ans et que déjà je ne comprenais rien » Jacques Derrida1

Les mots peuvent mourir…
Je le sais depuis que je suis tout petit.

Depuis la période des
« Et toi qu’est-ce que tu fais? »
« Et toi qui es-tu ? »
« Et ça c’est quoi ? »
Un jour je demandai à ma mère quel est le métier de l’oncle Elias.
« Mon frère? Il est écrivain et il enseigne la linguistique, le latin et le grec. »
Et elle baissa le ton et ajouta doucement, comme pour me dévoiler un secret : « Ce sont des langues mortes… »

Si les langues meurent, les mots suivent, sans doute, le même destin.

Et intrigué par cette mort des langues, je demandai à l’oncle Elias combien de langues vivantes il existait encore dans le monde.
Et l’oncle Elias, lui aussi baissa le ton…
« Moins de cinq mille langues vivantes », dit l’oncle Elias.
Il répéta pensif : « Il existe aujourd’hui environ moins de cinq mille langues vivantes ! Et dans cent ans, ajouta-t-il, si rien ne change, la moitié de ces langues aura aussi disparu. »

L’oncle Elias me regarde bien dans les yeux et ajouta :
« Ne sois pas si triste! Je connais au moins une langue qui a ressuscité… 2 »
Un jour, beaucoup plus tard, je demandai à l’oncle Elias pourquoi il enseignait ? Je m’attendais à ce qu’il me parle de sa passion pour la transmission ou de l’importance que ses étudiants représentent pour lui. Non, il me parla du mois de septembre, du soleil complice, de l’odeur de l’air et des feuilles couleur rouille, de ses matins frais et intelligents, de l’odeur de cuir d’un nouveau cartable, et de l’encre comme un sang neuf, qui coulait dans ses veines, jubilation de l’enfant heureux de retrouver le savoir et ses camarades, une forme de renaissance, cycle d’un temps renouvelé, éternelle jouvence de l’être. Je compris alors le sens de sa collection de cartables en cuir, avec ou sans soufflet, zip joyeux de la fermeture éclair souvent récalcitrante, fermoir clic parfois clac, toutes ces poches mystérieuses dans lesquelles, quand petit, je fouillais en cachette, se révélaient toujours à moi des trésors inespérés, un bouton de manchette en or que je m’empressais de lui rendre en disant que je l’avais trouvé sous la moquette en jouant aux billes, une pièce de cinq ou dix francs que je m’empressais à ne pas lui rendre en ne disant rien du tout, un stylo que je m’empressais de…, cela dépendait de sa forme, de sa couleur.

Plus tard encore je lui demandai quelle était cette langue qui avait ressuscité.
Même si j’avais immédiatement compris de quoi il s’agissait je voulais l’entendre parler d’une de ses passions.
Il me parla donc de l’hébreu et d’Eliezer ben Yehouda, du dictionnaire que celui-ci avait écrit en dix-sept volumes et de son fils, Ben-Zion à qui il n’avait parlé qu’en hébreu, raq ivrit, et qui, après plusieurs années, n’avait jamais prononcé un seul mot, au point qu’on le crut muet.

Il me raconta alors l’anecdote de ce jour où le père absent, la mère, Débora, avait chanté en russe à son fils, transgressant ainsi la volonté de son mari de ne parler à son fils qu’en hébreu pour qu’il soit le « premier enfant de cette langue ressuscitée ». La mère serrait l’enfant dans ses bras et, de son cœur douloureux, les mélodies oubliées de la lointaine terre du Nord, de la Russie natale, commençaient à se déverser. Elle n’avait pas chanté ces airs-là – pas plus qu’aucun autre en aucune langue étrangère – depuis bien des années, ceci pour observer la consigne de son mari : « en hébreu exclusivement ». Ces chants étaient agréables aux oreilles de l’enfant, non seulement parce qu’ils étaient mélodieux, mais aussi parce que la mère bien- aimée les chantait. Cette langue que l’enfant entendait pour la première fois lui était étrangère et un seul vers, raconte-t-il dans son autobiographie, resta gravé dans sa mémoire, un vers qui le poursuivit toute sa vie :

По синим волнам океана, [Pa sinim volnam akeana]
(« Sur les vagues de l’océan d’azur »).

Ce vers appartient à un poème de Lermontov, un des poètes préférés de la mère dont elle connaissait bien des poèmes par cœur.

Il advint, raconte Ben-Zion dans son autobiographie, qu’elle chantait un chant russe au moment où mon père revint et qu’elle ne l’entendit pas rentrer. Profondément bouleversé, encore revêtu de ses habits de route, son manteau et ses chaussures sales de boue, mon père se mit à rugir :
« Qu’as-tu fait ? Tout ce que nous avons construit ensemble dans cette première maison hébraïque, tu l’as démoli en un seul jour ! Du russe chez nous et en présence de notre fils aîné! Du russe! Du russe, russe ! » Ma mère essaya en vain de se justifier, de faire porter la faute sur la solitude, sur sa nostalgie, qui avaient fait jaillir de sa mémoire les chants qu’elle avait aimés.
Avec toute la colère d’un homme qui voit étalé devant ses yeux, détruit, tout ce qu’il a construit, il frappa de son poing la table – une petite écritoire sur laquelle il avait commencé la rédaction du Grand Dictionnaire hébraïque – qui se fracassa.
« Il n’y a pas de pardon à cela, Débora, car tu as frappé mon âme et l’âme de notre fils aîné. »
À voir mon père bouillant de colère et ma mère geindre comme un petit enfant pris sur le fait, je saisis dans mon petit cerveau tout ce qui se passait à la maison, je me jetai contre mon père en hurlant :
« Aba !
אבא « Papa !
Mon père s’effondra alors sur une chaise qui se trouvait là et ma mère me prenant dans ses bras me couvrit de chauds baisers.
Les deux ressentirent soudain que « du dur sortait du doux ». L’ébranlement que j’avais traversé en voyant mon père si en colère et ma mère souffrant, leva le mutisme qui pesait sur mes lèvres et la parole vint à ma bouche.

Au même instant, papa oublia Lermontov, les « vagues de l’océan d’azur » et la tempête qu’elles avaient causée, pardonna à ma mère la transgression de son vœu et elle lui pardonna le péché d’avoir brisé la table. Leurs deux visages rayonnaient d’apaisement. « L’obstination avait triomphé. Le premier enfant hébreu avait émis de sa bouche la première parole hébraïque vivante…3 »

Oncle Elias aimait cette histoire, il aimait ce mot aba, papa ! Il aimait aussi le mot av, le père, qui signifie aussi « l’alphabet ».
Je lui demandai un jour, (beaucoup plus tard quand je fus moi-même plus aguerri dans cette langue après mes études à la yeshiva puis à l’école rabbinique), quel était le mot qu’il préférait dans cette langue.
« – C’est une question difficile et étonnante ! répondit-il.
Il se prit au jeu, réfléchit et dit : Aujourd’hui je répondrai le mot « lumière », or, en hébreu.
– Pourquoi ce mot en particulier ?
– Parce que les multiples sens dont il est porteur me questionnent encore et je ne suis pas sûr d’en avoir résolu complètement l’énigme.
-??
– En effet or signifie certes « lumière », « soleil », « matin », « éclat » mais aussi « feu » et la « flamme », écrit our ; et dans un sens plus abstrait « bonheur » et « sérénité ». Et le verbe associé à ces mots signifie « éclairer » et « allumer » et « rendre heureux et serein ». (Presque une chanson de Johnny!)
– Il n’y a là rien de plus normal! Tous ces mots appartiennent au même registre lexical! Où est l’énigme dont tu parles?
– C’est que or, orot au pluriel, signifie aussi les « herbes des champs » et une « plaine ».
-???!
– Tu n’as jamais rencontré cette signification?
– Non, mais j’aimerais bien en connaître la référence!
– Tu la trouveras dans un épisode intéressant du livre des Rois que tu dois connaître et dont le héros est le prophète Élisée. C’est juste après l’épisode de la résurrection de l’enfant. Je te propose la traduction de Segond : Élisée revint à Guilgal, et il y avait une famine dans le pays. Comme les fils des prophètes étaient assis devant lui, il dit à son serviteur : Mets le grand pot, et fais cuire un potage pour les fils des prophètes. L’un d’eux sortit dans les champs pour cueillir des herbes (orot) ; il trouva de la vigne sauvage et il y cueillit des coloquintes sauvages, plein son vêtement. Quand il rentra, il les coupa en morceaux dans le pot où était le potage, car on ne les connaissait pas. On servit à manger à ces hommes ; mais dès qu’ils eurent mangé du potage, ils s’écrièrent : « La mort est dans le pot, homme de Dieu! » Et ils ne purent manger. Élisée dit f : « Prenez de la farine. » Il en jeta dans le pot, et dit : « Sers à ces gens, et qu’ils mangent. » Et il n’y avait plus rien de mauvais dans le pot. Un homme arriva de Baal-Scha- lischa. Il apporta du pain des prémices à l’homme de Dieu, vingt pains d’orge, et des épis nouveaux dans son sac. Élisée dit: « Donne à ces gens, et qu’ils mangent. » Son servi- teur répondit : « Comment pourrais-je en donner à cent personnes? » Mais Élisée dit : « Donne à ces gens, et qu’ils mangent ; car ainsi parle l’Éternel : “On mangera, et on en aura de reste”. » Il mit alors les pains devant eux ; et ils mangèrent et en eurent de reste, selon la parole de l’Éternel. (2 Rois 4,39). »

« – Cela fait penser au miracle de la multiplication des pains que l’on trouve dans les quatre évangiles !
– C’est juste d’ailleurs je pense que l’intertextualité est plus sérieuse que l’on croit car dans les textes des Évangiles il est aussi question de l’herbe sur laquelle s’assoient les participants de ce grand miracle :
« Et il leur dit : “Combien avez-vous de pains? Allez voir”. Ils s’en assurèrent, et répondirent : “Cinq, et deux poissons”. Alors il leur commanda de les faire tous asseoir par groupes sur l’herbe verte, et ils s’assirent par rangées de cent et de cinquante » (Marc 6,39). »


« – Oui je crois que les auteurs des Évangiles reprennent consciemment la structure des miracles attribués à Élisée pour construire le récit des miracles réalisés par Jésus! D’ailleurs à ce propos il existe un autre lien entre ces herbes et Jésus car orot signifie aussi l’étable et la crèche!
Really ? »
Oncle Elias aimait l’usage de ce mot anglais dans nos conversations.
« – Really ! C’est là la suite de l’énigme. Les deux mots s’écrivent de la même façon mais se prononcent différemment : ת ׁרו ׁאו .Mot étonnant dont la valeur numérique est de 613, correspondant au nombre des commandements de la Torah selon une tradition rap- portée par Rabbi Simlaï dans le Talmud. Étonnant non !?
– Je pense avoir une idée. Je pense au lever du jour sur la plaine dans laquelle les herbes, heureuses de se sentir caressées par cette clarté inaugurale, se mettent à pousser et sans doute aussi à chanter!
– Intuition de la photosynthèse !
– Oui et les animaux des champs se réjouissent aussi car le paysan va récolter le foin et garnir les litières et les mangeoires de l’étable! CQFD!
Hazaq ! ! Très belle interprétation !
– Merci !
Vayomèr élohim yehi or vayehi or ! »

Il m’arrive souvent de réfléchir à ce petit dialogue et je pense alors que le texte du livre des Rois qui offre cette proximité entre la résurrection de l’enfant et ce sens étonnant de orot est peut-être une façon de nous faire réfléchir au thème de la résurrection de la langue, phénomène qui ne pouvait échapper poétiquement aux prophètes qui voient si bien et si loin dans l’avenir. La résurrection des mots n’est-elle pas la véritable résurrection des morts ?

1. La carte postale, Aubier Flammarion, 1980. p. 81
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2. Sur cette question, voir Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile Jacob, 2000, p. 9.
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3. Mémoires du premier enfant hébreu, Itamar Ben Avi, traduit par Gérard Haddad et Catherine Neuve Église. Traduction un tout petit peu modifiée
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