Adam et Ève

En hébreu biblique le verbe qui dit la relation sexuelle se dit yada’, identique au verbe « connaître » qui se dit aussi yada’. Célèbre « connaissance biblique » qui nous invite à penser que l’on ne peut comprendre la relation sexuelle sans une « théorie de la connaissance » et, inversement, qu’il est impossible de penser et comprendre notre « faculté de connaître » en dehors de la relation sexuelle.

« Et l’homme connut Ève, sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn, en disant: J’ai fait naître un homme, conjointement avec Dieu ! »

Genèse 4:1

GRAMMAIRE ET SYNTAXE SONT DÉJÀ PHILOSOPHIE

Arrêtons-nous quelques instants sur ce verset qui est le premier qui suit l’expulsion du Jardin ! Nous apprenons tout d’abord de ce verset que le « rapport sexuel » se dit en hébreu par le verbe « connaître » yada’. À propos de ce verbe, l’attention de Rachi, est attirée par une anomalie dans la manière dont ce verbe apparaît dans la phrase. En effet il n’est pas écrit « Et il connut, l’homme » mais « Et l’homme connut… ».
En hébreu biblique la syntaxe place le verbe avant le sujet. Ainsi, même si nous avons pris l’habitude de traduire « Et Dieu dit que la lumière soit ! », l’hébreu dit en fait « et il dit Dieu que soit lumière ».
Or dans notre verset cette règle n’est pas respectée. La syntaxe biblique est « transgressée » pour offrir la suite sujet/verbe/complément au lieu de verbe/sujet/complément : ve-ha-adam yada’ èt hava ishto au lieu de vayéda’ ha-adam èt hava ishto. Cette remarque est renforcée par la comparaison avec le verset de Samuel I, 1:19, vayéda’ elqana èt hana ishto, littéralement « et connut Elqana Hana sa femme », où la séquence verbe/sujet/complément est respectée.
Transgression syntaxique que Rachi analyse de la manière suivante : le sujet est placé ici avant le verbe pour que tu ne penses pas que c’est la première fois qu’Adam eut des rapports sexuels, mais il en eut aussi « avant ! ». Voici l’intégralité du commentaire :

« L’homme connut : Déjà avant le récit cité plus haut, avant la faute et son expulsion du jardin. Il en est de même pour la grossesse et la naissance, car si le texte avait écrit vayéda’ ha-adam au lieu de veha-adam yada’, cela aurait voulu dire que ce n’est qu’après avoir été expulsé qu’il a eu des enfants ».

Pour paraphraser une des formules chères à Georges Steiner on pourrait dire que grammaire et syntaxe sont déjà philosophie !

Quelle est la leçon de Rachi ? En quoi est-il si important de dire qu’Adam et Ève ont déjà eu des relations sexuelles avant l’expulsion du Jardin d’Éden et même qu’elle y fut enceinte et y eut déjà d’autres enfants ? Et peut-être doit-on même comprendre que Caïn et Abel sont nés eux aussi dans le jardin d’Éden et le récit de leur conception et de leur naissance nous est raconté après ?

Une tradition exégétique nous apprend que Rachi répond toujours à une question.

Comprendre Rachi c’est retrouver la question qu’il s’est posée et essayer de comprendre en quoi le commentaire qu’il propose en est une réponse.

IL Y A QUELQUE CHOSE QUI CLOCHE

Rachi ne vient pas seulement nous apprendre qu’Adam et Ève ont « fait l’amour » dans le Paradis car cela peut s’apprendre des versets :

« Dieu fit peser une torpeur sur l’homme, qui s’endormit ; il prit un de ses côtés, et forma un tissu de chair à la place. Dieu façonna en une femme le côté qu’il avait pris à l’homme, et il l’accoupla à l’homme. Et l’homme dit : “Cette fois-ci, (zot hapa’am) elle est os de mes os et chair de ma chair” ; c’est pour cela que celle-ci sera nommée Isha (femme), parce qu’elle a été prise de Ish (homme). C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère ; il s’unira à sa femme, et ils deviendront une seule chair. Or ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte. »

Versets complexes dont les significations multiples dépassent le cadre de cet article. Mais il est au moins important de dire que selon le midrash, Adam exprime ici la sensation d’épanouissement qu’il ressent au cœur de ce nouveau type de rencontre sexuelle qu’il avait déjà expérimentée, avant, avec les animaux, sans satisfaction. Adam exprime dans cette relation sexuelle avec Ève, un plaisir et une satisfaction qui résonnent au-delà du moment de la rencontre, comme l’écho ou la résonance du son qui continue à vibrer après le contact du battant sur le métal de la cloche.

“L’HOMME S’UNIRA À SA FEMME, ET ILS DEVIENDRONT UNE SEULE CHAIR.”

« Cette fois-ci » (zot hapa’am), peut ainsi s’analyser à partir du verbe po’ème, « battre » et pa’am le « battement de la cloche » et le « pas de la marche ». Le plaisir n’est pas seulement le plaisir éphémère d’une rencontre mais la vibration de ce plaisir qui continue à irriguer notre existence au-delà de l’instant, plaisir métaphysique au-delà du besoin. Plaisir au-delà de la jouissance : volupté !

La sexualité est-elle une faute ? La faute ? Entachée d’une faute ? Une souillure ? Un péché originel ? Une diablerie, un dévoiement etc. ? Ou bien la sexualité serait-elle une expérience qui fait partie du projet de la Création, expérience de la rencontre entre deux nudités qui n’ont pas honte, expérience d’êtres humains qui peuvent exprimer le ressenti de cette relation : « là pour le coup ça résonne… ! » ? Voilà différentes questions possibles que se pose Rachi et dont son commentaire ouvre quelques pistes de réflexion. En disant que la relation sexuelle « après » la sortie de l’Éden (verset 4:1) relève d’un « avant » la faute dans l’Éden, Rachi ne vient-il pas enseigner que la sexualité des hommes dans l’Histoire prolonge l’expérience de la sexualité de l’homme en Éden, expérience exaltée et assumée joyeusement de sa jouissance /Éden ? Dès lors le Paradis, qui en hébreu, gan, signifie « protéger », ne devrait-il pas reprendre sa signification sémantique originaire : « Protection de l’Éden », c’est-à-dire « protection de la jouissance et de la volupté » ?

Dès lors, ne sommes-nous pas déjà très loin des positions théologiques et sociologiques qui ne voient dans la sexualité qu’« ordure » et « débauche », « ténèbres sensuelles » et « turpitudes dégradantes », « pourriture » et « boueuse concupiscence de la chair », pour reprendre des formules, sans doute mal interprétées de saint Augustin ? Le Septième ciel en témoignera !