Alors on danse

Dans des maisons-abris nées de la Shoah, des enfants trouvent la sécurité qui leur est défaillante ailleurs. Mais lorsque survient la crise, comment gère-t-on le danger, la rupture de contact familial, la peur? On danse !

Dans les maisons d’enfants de l’OPEJ*, comme dans toutes les institutions sociales et éducatives, le confinement a bousculé les pratiques professionnelles et le vécu des enfants accueillis. 

Dans la plupart des foyers, les familles ont dû se réorganiser entre l’école à la maison pour les enfants et le télétravail pour les parents. Durant cinquante-cinq jours, ce fut encore plus vrai pour les cent enfants et les cent professionnels des deux maisons d’enfants de l’OPEJ. 

Ces lieux de vie accueillent toute l’année des enfants pour les protéger. Séparés de leurs familles, ils doivent se sentir chez eux car l’accueil y est permanent; en même temps, ils doivent apprendre à vivre avec l’autre. D’appa- rence, nous y voyons des enfants qui mangent, dorment, jouent, chantent et dansent, se cultivent; à y regarder de plus près, ces lieux sont de véritables laboratoires humains à haute intensité, au sein desquels les plus vulnérables animent nos échanges et préoccupations quotidiennes. Œuvrer dans le champ du social, encore plus dans cette période troublante, c’est être au contact d’une fragilité, de ce qui fait nœud à un moment donné dans le parcours de femmes et hommes, un jour devenus parents. Être là, en tant qu’« adultes professionnels », à leurs côtés, est nécessaire: notre rôle consiste à leur ouvrir des espaces de paroles et de réflexion autour de leur fonction parentale, afin qu’ils puissent l’occuper et qu’ils puissent l’investir en tant que sujet. 

Organisés comme de véritables villages, ces lieux atypiques sont marqués par le parcours extraordinaire des enfants confiés. Leur bien-être est notre intérêt premier. 

Le décor étant posé, qu’avons-nous remarqué pendant cette période? Quelle réalité des enfants accueillis dans les maisons de l’OPEJ pourrait être partagée?

Inventer et s’adapter 

Dès le début du confinement annoncé le 16 mars, le temps des décisions judiciaires s’est accéléré. En évaluant au mieux les risques de violence intrafamiliale, le choix a été fait avec les autorités de faire confiance à certaines familles de garder leur enfant: la majorité a bien réagi. À cette occasion, certaines ont fait preuve de ressources particulières en adoptant des positions sécurisantes. Ainsi, des retours en famille définitifs heureux se préparent. 

Pour les soixante-dix autres, la question du vivre-ensemble s’est posée de manière immédiate. 

Il a fallu tout repenser. Les équipes ont dû inventer, déployer l’énergie nécessaire pour s’adapter à un nouveau système organisationnel toujours bienveillant. Il a fallu surtout se faire confiance et faire confiance. Être coupé de l’extérieur avec interdiction de sorties, voir de nouveaux éducateurs pour remplacer les absents, ne plus bénéficier du droit d’instruction, ne plus pouvoir exercer son droit fondamental de voir sa famille et ses amis sont des facteurs qui auraient pu rendre la situation anxiogène pour tous. Cela ne fut pas le cas, bien au contraire! 

Bien que la souffrance des enfants soit liée à la séparation, la pause des visites et des hébergements avec leurs parents a permis d’apaiser les relations parfois complexes entre eux. Un dispositif a été proposé via le téléphone et la visioconférence pour maintenir le lien. 

Les lieux de vie ont joué un rôle contenant, rassurant et vivant. Ainsi, de multiples initiatives ont été lancées pour animer les espaces- temps: temps des devoirs, séances sportives, ateliers de danse ou d’expression comme le théâtre. 

Il a aussi été proposé un atelier d’écriture, avec l’association Passerelles qui accompagne des survivants de la Shoah. Des connexions entre les « enfants d’hier et les enfants d’aujourd’hui » sont ainsi nées et cette volonté rappelle l’histoire. En effet, ces maisons ont été créées pour sauvegarder et cacher les enfants pendant la déportation des Juifs de France. L’esprit de ces communautés d’enfants imprègne toujours les valeurs de l’OPEJ. 

Depuis le début des années quatre- vingt-dix, les maisons ont été ouvertes à tous les publics et la notion d’interculturalité s’est inscrite comme fondatrice de l’identité institutionnelle. Ainsi, pendant le confinement, les fêtes de Pessah, de Pâques et du Ramadan – car oui, ici vivent des enfants de toutes origines – qui se sont succédé, ont rythmé le temps individuel et collectif et ont offert l’opportunité de se rencontrer autour des cultures et des rituels. 

Une révélation 

Toutes ces dynamiques collectives ont maintenu la vie de ces écosystèmes. La situation de crise sanitaire fut révélatrice de nos fonctionnements institutionnels, des forces et des talents, mais aussi de nos manques et difficultés. Aussi paradoxal que cela puisse être, la période de confinement fut un grand accélérateur des interactions humaines dans ces lieux. L’entre- soi du confinement peut engendrer un sentiment d’enfermement; cela peut aussi consolider et renforcer les liens: tout est question de régulation. Les enfants des maisons ont traversé cette période avec une certaine tranquillité et une sérénité exemplaire. Ils ont su aider à dépasser les peurs environnantes et les doutes ressentis. 

À leurs côtés, je crois avoir autant appris d’eux que de moi-même sur l’esprit de confiance, les notions d’engagement et de responsabilité vis-à-vis de l’autre. Je garde le souvenir d’une sidération survenue au soir du 12 mars: la fermeture des établissements scolaires « jusqu’à nouvel ordre » a ouvert un champ incroyable d’inconnues. Tous mes repères furent bousculés: le temps, l’espace et, surtout, le lien social qui m’anime quotidiennement. Avec des torrents de questions sans réponse, la protection de l’enfance a traversé une véritable épreuve humaine et institutionnelle. Comme une tempête! 

Sénèque écrit « La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie »; dans les maisons de l’OPEJ, mouillés, les enfants et les adultes ont dansé!

*La Fondation OPEJ trouve ses origines dans la résistance clandestine juive. Elle est née en 1945 sous le nom d’œuvre de protection des enfants juifs (OPEJ), association loi 1901, pour accueillir et protéger des enfants de la déportation. Reconnue d’utilité publique depuis 1957 et devenue Fondation OPEJ Baron Edmond de Rothschild en 2012, elle poursuit son action au travers de ses structures de prévention, de protection et d’accompagnement, avec pour but de protéger, d’écouter et de venir en aide à plus de 3000 enfants, adolescents et jeunes en difficulté, ainsi qu’à leurs familles, de toutes origines.
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