Annette Wieviorka, le témoin comme archive

« Bonnes gens, n’oubliez pas, bonnes gens, racontez, bonnes gens, écrivez ! ». Injonction au souvenir attribuée à Simon Doubnov peu avant son assassinat en décembre 1941 dans le ghetto de Riga, dont les travaux d’Annette Wieviorka constituent à ce jour l’une des traductions intellectuelles les plus abouties

Annette Wieviorka naît à Paris en 1948 au sein d’une famille juive polonaise, marquée par une « double rupture » induite par l’immigration en France et la Shoah. Ses grands-parents sont assassinés en déportation, à l’exception de son grand-père maternel, Chaskiel Perelman, tailleur, dont le fils Roger, rescapé d’Auschwitz, est devenu éminent pédiatre. Cette absence « pesante » l’a poussée, confie-t-elle, à étudier l’histoire pour effectuer un « travail de sépulture ». Leur mort n’entame en rien la confiance de ses parents en la France, dont ils font leur pays « d’attache et de cœur ». L’amour des lettres est cultivé au sein du foyer composé de quatre enfants – Michel, Annette, Sylvie et Olivier – qui poursuivent chacun de longues études universitaires. Ses livres sont émaillés de références littéraires, comme La Muraille de John Hersey, dont elle fait peut-être la matrice de son engagement intellectuel. Le livre s’inspire du travail de constitution d’archives mené par l’Historien Emmanuel Ringelblum et son organisation Oneg Shabbat dans le ghetto de Varsovie. Jeune adulte, Annette Wieviorka consulte les archives françaises et new-yorkaises pour reconstituer l’histoire de son grand-père paternel disparu, Wolf Wieviorka, écrivain yiddish de son métier.

Après des études de lettres et d’histoire, elle enseigne le français en Chine populaire pendant deux ans. Épisode essentiel, dont elle ne tire aucune fierté. Elle mesure rapidement le décalage entre le discours de propagande et la « misère effrayante » du pays. Cette expérience fondatrice la marque durablement. Elle comprend qu’un système répressif peut supprimer « tout désir de savoir » et rendre « la résistance difficile, voire impossible ». Son immersion en Chine maoïste inspirera ses réflexions sur l’univers concentrationnaire nazi et sur l’engagement communiste, auquel elle consacre son deuxième livre (Ils étaient juifs, résistants et communistes, 1986), précédé d’une étude séminale menée sur les Memorbuch avec Itzkhok Niborski (Les livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne, 1983). Elle se consacre ensuite à l’étude de la mémoire du génocide, dont sa thèse de doctorat intitulée « Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli » pose les premiers jalons et lui vaut d’obtenir un poste de directrice de recherche au CNRS. Ce livre essentiel montre notamment que les rescapés souhaitaient parler et ont beaucoup écrit dans l’immédiate après-guerre, mais ne trouvèrent aucune écoute.

ABSOLUE NÉCESSITÉ DU TRAVAIL DE COLLECTE

Dans L’Ère du témoin (1998), qui prolonge les réflexions engagées dans Déportation et Génocide couvrant la période 1943-1948, elle décrit les mutations de la figure du témoin depuis la Seconde guerre mondiale. Si l’évocation publique du sort des Juifs est peu fréquente en France et aux États-Unis au lendemain de la guerre, la diffusion du feuilleton Holocaust à télévision américaine en 1979 change la donne. Sollicitée par Lawrence Langer et Goeffrey Hartmann, Professeurs de littérature à l’Université de Yale (New Haven, Connecticut), elle participe à la première entreprise de collecte de témoignages d’envergure internationale, menée dans le cadre des Fortunoff Video Archives for Holocaust testimonies, dont elle monte une antenne à Paris. Dispositif d’inspiration analytique, il ménage au témoin une place centrale. Annette Wieviorka rencontre à cet effet de nombreux rescapés de la Shoah, dont certains deviendront ses « amis proches » comme Anne-Lise Stern ou Henri Borlant, qu’elle accompagne parfois auprès de groupes scolaires. Convaincue de l’absolue nécessité d’un tel travail de collecte, elle n’en reste pas moins « ambivalente » face à l’imprécision de certains d’entre eux et leur « mise en scène croissante ».

IL Y A DES MOMENTS OÙ UNE SOCIÉTÉ A BESOIN DE CONSULTER LES ARCHIVES

Selon elle, cette longue fréquentation des rescapés lui a donné une forme « d’intuition », de « connaissance intime » de l’univers concentrationnaire dont elle demeure à ce jour l’une des plus grandes spécialistes mondiales. L’initiative pionnière de Yale a été concurrencée et financièrement « asséchée » par un projet analogue mis en œuvre par Steven Spielberg dans le cadre de la Survivors of the Shoah visual history Foundation. Lorsque les équipes de Steven Spielberg lui proposent de s’associer au projet, elle décline son offre et reste fidèle aux Archives de Yale, dont elle est encore membre de l’Advisory Board.

La « fidélité » semble être l’un de ses traits distinctifs. Les archives visuelles de Steven Spielberg sont accessibles à l’American University of Paris et les entretiens réalisés par Yale sont consultables au Mémorial de la Shoah. À noter que certains de ces témoignages seront présentés au public en juin 2017. Ses travaux lui valent ensuite de participer à la Mission sur la spoliation et le pillage des Juifs de France pendant l’occupation (Mission Mattéoli), mise sur pieds par Alain Juppé en mars 1997. Elle contribue ainsi activement aux réflexions engagées par les pouvoirs publics sur cette question fondamentale, jusqu’alors occultée. Interrogée sur sa carrière, Annette Wieviorka se dit aujourd’hui « tranquille », « satisfaite d’avoir fait quelque chose » – formulation évasive qui n’en désigne pas moins sa contribution décisive à l’étude du Génocide. Les archives orales amassées au fil des années sont encore peu consultées. Elle reste toutefois confiante : « il y a des moments où une société a besoin de consulter les archives et va, tôt ou tard, les chercher ». Elle ne tire de son travail considérable aucune « fierté » – son tempérament ne s’y prête pas – mais se dit heureuse du travail accompli, qu’elle qualifie « d’extraordinaire succès » au regard de la place désormais ménagée à l’étude de la Shoah dans sa discipline. Annette Wieviorka dit s’inscrire dans la lignée de Jules Michelet et de Michel de Certeau. Pour eux, faire de l’histoire consiste à visiter les morts pour qu’ils retournent ensuite moins tristes dans leurs tombeaux. Le discours de l’historien les ensevelit : « il est en déposition. Il en fait des séparés. Il les honore d’un rituel qui leur manque ». Elle se plaît également à citer de Certeau, pour qui toute quête historique « cherche à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires ». À l’historienne de conclure sur le caractère « fondamental » de sa discipline, qui permet de récuser les « faits alternatifs » dont l’actualité est émaillée. Ses travaux, la bienveillance mêlée de fermeté dont elle fait preuve lors de notre discussion témoignent de la rigueur et du courage d’une femme admirable, dont les engagements marqueront durablement l’histoire intellectuelle du XXe siècle.

À lire :
Les livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne, (en collaboration avec I. Niborski) Gallimard, 1983
Ils étaient juifs, résistants et communistes, Denoël, 1986
L’Ère du témoin, Hachette, 1998
Auschwitz expliqué à ma fille, Seuil, 1999
Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Hachette, 2003
L’Heure d’exactitude ; Histoire, mémoire, témoignage, (Entretiens avec Séverine Nikel), Albin Michel, 2011
1945, La découverte, Seuil, 2015