Antisémitisme, Antisionisme, de quoi parlons-nous ?

En avril dernier, l’hebdomadaire satirique en ligne Le Coq des Bruyères publiait un excellent entretien avec l’ancien rédacteur en chef de L’Arche, Meïr Waintrater, sous le titre « Juifs, Sion et confusions ». Anthony Casanova, qui a mené et rédigé l’entretien et M.Waintrater, nous ont très aimablement autorisés à reproduire ici une partie de cet article.

ENTRETIEN AVEC MEÏR WAINTRATER

Lorsque l’on parle du sionisme à travers les siècles, il vient à l’esprit la phrase biblique « l’an prochain à Jérusalem ». Alors, est-ce que le sionisme ne serait qu’un principe religieux ? Puisque nous nous apprêtons à célébrer les 70 ans de la naissance de l’état d’Israël, est-ce que le sionisme est encore d’actualité ?

Lorsqu’en 1897 Theodor Herzl créa le sionisme en tant que mouvement politique, il avait deux choses à l’esprit : la version laïque de l’aspiration au « retour à Sion » (qui est effectivement au cœur des textes et des rituels du judaïsme traditionnel), et la détresse où étaient les Juifs d’Europe de l’Est devant la montée des pogroms et autres persécutions antisémites. Le sionisme devait offrir une réponse pragmatique à la détresse des Juifs, dans l’esprit du retour à Sion. C’est pourquoi l’Organisation sioniste mondiale constituée par Herzl définissait son objet dans les termes suivants : « Le sionisme aspire à la création, en Palestine, d’un foyer pour le peuple juif garanti par le droit public ».

On peut dire, en ce sens, que le sionisme a atteint son objet avec la naissance de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Et c’est un fait que l’Organisation sioniste mondiale est depuis des décennies une coquille vide, à laquelle seuls les conspirationnistes attribuent une quelconque influence. Cependant, le sionisme s’est survécu à lui-même dans la mesure où il exprime, d’une part, le lien qui relie la grande majorité des Juifs du monde entier à l’État d’Israël, et d’autre part, la continuité au sein du peuple israélien des idéaux qui guidèrent les fondateurs de l’État. Ce lien et cette continuité ne sont pas associés à une orientation particulière : un sioniste peut être religieux ou athée, de gauche ou de droite, partisan de l’annexion par Israël des territoires de Cisjordanie ou au contraire favorable à un retrait d’Israël de ces territoires dans le cadre d’un accord de paix avec un État palestinien. Les sionistes ont en commun quelques « fondamentaux », principalement le droit d’Israël à vivre dans la sécurité, et le rejet des menaces visant Israël – qu’il s’agisse de l’armement des forces qui veulent sa destruction, de la justification du terrorisme, ou des appels au boycott d’Israël et des Israéliens. Pour le reste, chaque sioniste vit sa vie, et les propos sur un « lobby sioniste » ou une « internationale sioniste » relèvent du délire antisémite.

Dans l’inconscient collectif, c’est en réponse à la Shoah que l’ONU favorisa la création d’Israël, qu’en est-il historiquement ?

Ce serait un contresens historique absolu que d’attribuer la création de l’État d’Israël à une sorte de « repentance » suite à la Shoah. En 1947-1948, personne ne pense en ces termes, et les grandes puissances moins que quiconque. S’il y a un rapport direct avec la Shoah, il tient à la présence en Europe centrale de centaines de milliers de rescapés juifs, entassés dans des camps de « personnes déplacées » et attendant un pays où ils pourraient reconstruire leur existence. Cela dit, il faut rappeler que lorsque l’ONU est saisie du dossier, il y a dans la Palestine sous Mandat britannique environ six cent mille Juifs et un million deux cent mille Arabes. La présence d’une forte population juive, qui conduira au partage du pays entre Juifs et Arabes, résulte d’un courant d’immigration qui se poursuit depuis la fin du dix-neuvième siècle, et n’est donc pas liée à la Shoah. (Le nombre des Juifs aurait été bien plus élevé si les autorités britanniques n’avaient instauré en 1939 un « Livre Blanc » limitant l’immigration juive en Palestine à 75000 personnes, et ce au moment même où les Juifs tentaient désespérément de fuir l’Europe.) Il faut dire aussi que l’ONU n’a pas vraiment « favorisé la création d’Israël ». L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté le 29 novembre 1947 un plan de partage de la Palestine entre « un État juif » et « un État arabe ». Ce plan a été accepté par les représentants des Juifs de Palestine et (hélas) rejeté par les représentants des Arabes. La Palestine a été aussitôt plongée dans une guerre civile, puis dans une guerre tout court lorsqu’après la naissance de l’État d’Israël, des armées arabes ont pris part aux combats. Durant cette guerre, où la survie du jeune État était plus qu’incertaine, l’ONU est restée dans une prudente réserve.

« Antisémitisme de gauche » et « antisémitisme de droite », « l’antisémitisme, ça ne veut rien dire puisque tous les juifs ne sont pas sémites », sont des affirmations que l’on entend souvent. Comment expliquez-vous que l’antisémitisme soit toujours remis en cause ?

D’abord, une brève remarque sur le mot « antisémitisme». Lancé en 1879 par un polémiste allemand antijuif nommé Wilhelm Marr, il a été utilisé dès l’origine pour désigner la haine des Juifs et rien d’autre. Quant au mot « sémite», il désigne un groupe de langues et non pas des peuples. C’est pourquoi le recours à un discours racialiste, du genre «les Juifs ne sont pas des Sémites » ou « les Juifs ne sont pas les seuls sémites », est soit une marque d’ignorance soit le cache-sexe d’un discours authentiquement antisémite. Maintenant, sur le fond du problème : pendant longtemps, en France comme dans le reste de l’Europe, l’antisémitisme a été assumé voire revendiqué. C’est après la Shoah que le mot fait « horreur » parce que, selon la célèbre et très ambiguë formule de Bernanos, « Hitler l’a déshonoré à jamais ». Alors commence un concours d’hypocrisie, à grand renfort de périphrases et de termes plus ou moins équivalents, pour suggérer l’antisémitisme sans jamais le dire. Le pire n’est pas que, ce faisant, des gens trompent leur public ; le pire, c’est qu’ils parviennent à se tromper eux-mêmes. Pourquoi ce phénomène de fascination/répulsion autour de l’antisémitisme ? Peut-être parce que ce préjugé-là a fait la preuve de sa nature meurtrière. On sait que l’antisémitisme tue, mais on voudrait (se) faire croire qu’il est des formes d’anti-quelque-chose qui ne tuent pas, ou pas vraiment, ou sans qu’on en soit coupable. On joue avec le feu mais, le jour venu, on ne sera jamais à court d’échappatoires.

Antisémitisme pour certains ou synonyme d’anticolonialisme pour d’autres, « l’antisionisme » est sans doute le mot qui génère le plus de confusions. Qu’en est-il selon vous ?

L’antisionisme n’est pas une réaction au sionisme, de même que l’antisémitisme n’est pas une réaction au sémitisme. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une relation à un Autre (« sioniste » ou « sémite ») totalement fantasmé. La vraie question est : qui est cet Autre, et quel est le fantasme à son propos ?

S’il s’agissait simplement de critiquer la politique de l’État d’Israël, on n’aurait pas besoin du mot « sionisme ». La liste est longue des États dont les politiques sont aujourd’hui critiquables, et s’agissant de chacun de ces États on sait formuler la critique en les nommant, sans autre procédé langagier. De même, pour mettre en cause le gouvernement israélien – et je ne m’en suis pas privé moi-même –, il suffit de dire son nom. En revanche, invoquer le « sionisme » dans le cadre d’un discours contre Israël, c’est suggérer que ce pays serait doté d’une mystérieuse essence « sioniste » qui ne se résume pas à ses dirigeants (israéliens) ni même à sa population (israélienne), et qu’il faut chercher ailleurs la cause de ce qui lui est reproché. Suivez mon regard. De fait, les attaques contre le « sionisme » apparaissent souvent dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la politique proche-orientale.

Le sionisme est comme le furet de la chanson : il est passé par ici, il repassera par là. Il est partout, ce qui est proprement diabolique. Le sionisme a conspiré contre la race aryenne et contre la Côte d’Ivoire, contre le Venezuela et contre la chrétienté. Le sionisme a envoyé des équipes médicales en Haïti pour prélever des organes sur les victimes du tremblement de terre, il a organisé les banques internationales qui ont dépouillé la Grèce, il a attenté à la vie de dirigeants soviétiques, il a interdit des films sur la traite des Noirs, il a entrepris de coloniser d’immenses espaces dans le sud de l’Argentine et du Chili, il a provoqué la première guerre mondiale et la seconde guerre mondiale, il a tenté de prendre le contrôle du parti communiste tchécoslovaque, il a fabriqué du chewing-gum aphrodisiaque pour corrompre la jeunesse arabe, il a spéculé contre le ringgit malais et contre la livre britannique, il a fait des films sur la traite des Noirs, il a miné de l’intérieur la Pologne socialiste, il dirige le gouvernement secret qui contrôle les États-Unis, il a orienté l’industrie de Hollywood pour diffuser une image négative de l’Iran, il a pris le contrôle de la franc-maçonnerie et des Clubs Rotary, il a inventé les prétendus attentats du 11-Septembre, et il fait croire au monde entier le mensonge d’Auschwitz (tous les exemples que je viens de donner correspondent à des accusations effectivement portées contre « le sionisme » ou « les sionistes »).

Ce serait drôle si ce n’était si triste. Parce que des populations sont soumises à un lavage de cerveau où la dénonciation des « crimes sionistes » sert à expliquer le monde. Parce qu’ainsi la haine se répand et rend impossible toute rencontre. Aux yeux d’un homme comme moi, qui a passé beaucoup de temps à encourager le dialogue entre Israéliens et Palestiniens, entre Juifs et Musulmans, l’antisionisme est un crime contre l’esprit. Et que le discours « antisioniste » soit devenu le déguisement des antisémites de tout poil le rend d’autant plus odieux.

Propos recueillis par Anthony Casanova pour Le Coq des Bruyères. L’intégralité de l’entretien original est disponible sur le site http://coqdesbruyeres.fr/