Le Lab Comment ne pas les oublier

Léa Taieb et Lucie Spindler sont journalistes pour Tenou’a. Elles ont chacune participé à une action de collage des affiches d’otages, dans deux arrondissements différents de Paris. Elles racontent cette expérience dans un texte à deux voix.

Photo: collectif 7 octobre

Léa

20 novembre 2023, Paris

Comment ne pas les oublier?
Comment ne pas oublier ces 240 otages? 
Comment lutter contre la frénésie de l’actualité, celle qui remplace une guerre par une autre? Un otage pour un autre? 
Chacun y va de sa méthode. 
Certains sont dans le “faire”. On fait quoi pour ne pas oublier leurs visages? 
On fait quoi? 
On marche dans la rue, silencieux, tête en miettes, bras brandissant une affiche. Sur l’affiche, se lit le visage de cet enfant, l’enfant que l’on ne parvient pas à faire sortir de sa tête. 
On fait quoi pour ne pas rien faire? 
Comment apprivoiser cette impuissance qui trépigne en nous? 

Très vite, quelques jours après les massacres du 7 octobre, Nitzan Mintz et Dede Bandaid, deux artistes israéliens à New York, ont rendu visibles les visages de ces hommes, femmes et enfants. 
Plus les jours défilaient, plus nos murs soutenaient ses affiches, d’abord, dans plusieurs grandes villes américaines, puis, partout dans le monde (démocratique, 33 langues sont disponibles). 
Plus les jours défilaient, plus des anonymes les arrachaient. Ces affiches avec des visages d’hommes, de femmes et d’enfants vivant en Israël. Pourquoi effacer le visage d’un nourrisson? 
Plus les jours défilaient, plus les groupes de colleurs volontaires s’épaississaient. 

Photo: collectif 7 octobre

Lucie

30 novembre 2023, Paris 

Paris, 20 heures, nuit noire. Après en avoir discuté avec Léa, je rejoins une équipe de colleurs parisiens. Lorsque j’arrive au point de rendez-vous, je découvre des visages adolescents, d’autres plus adultes, des générations qui se croisent. Sylvie, 54 ans, me confie être là “par solidarité”. C’est la première fois qu’elle vient coller, “embarquée par une amie qui l’a déjà fait”. Dov est venu avec sa femme et son fils. Il m’explique que ces collages représentent “une forme de thérapie”. Pour lui, ces visages placardés dans les rues de Paris permettent de “personnifier l’otage”, et de “créer plus d’empathie”. J’apprends que ces actions ont commencé une semaine après le 7 octobre, avec des collages réguliers. Ces événements se déploient aussi à Aix, Lyon ou encore Dijon: “On n’a pas de présence partout, mais on y travaille. L’idée est d’occuper l’espace public visuellement pour alerter l’opinion sur le sort des otages” étaye Sacha, 32 ans, l’une des référentes de cette section parisienne. 

Je suis d’emblée saisie par deux réalités parallèles. Je regarde les visages des otages, imprimés en grand format sur les affiches, et ceux des colleurs. Dans les yeux des participants de ce soir, je vois la fatigue, les cernes, deux mois d’angoisse et de questionnements. On dirait qu’une partie d’eux-mêmes leur a été confisquée le 7 octobre. Armés d’un pot de colle “Action” et d’affiches, ils tentent de partager leur combat au reste de la France, à ceux qui passeront par là et tomberont nez-à-nez avec le visage d’un enfant. Depuis des semaines, l’ambiance est plutôt à l’inverse: je n’entends que des personnes qui se murent dans le silence. Je suis touchée par leur fragilité combative.

Photo: collectif 7 octobre

Léa

20 novembre 2023, Paris 

L’organisation est rodée, tout de suite, on est plus rassurées. 
On a préparé son sac comme une élève fébrile à la veille de la rentrée des classes: une bouteille d’eau et des sacs de courses. L’organisatrice suggère de venir avec “sa motivation et sa bonne humeur” ou une formule dans le style. 
On a choisi des vêtements destinés au linge sale. 

On arrive à l’heure donnée : la nuit est bien entamée, d’habitude, c’est l’heure des séries bingés. Plusieurs dizaines de personnes sont aussi au rendez-vous. On a l’impression que toutes les générations se sont passées le mot : vingtenaires, trentenaires, soixantenaires sont présents en force. 

On se répartit en petits groupes, chaque groupe est associé à un conducteur, “s’il y a un problème, la voiture vous protège”, nous dit-on. Avant de sortir avec nos pots de colle et nos affiches, l’organisatrice préfère nous prévenir : “Il est possible que vous croisiez des policiers”. 
C’est fou, n’empêche, on peut se faire arrêter parce qu’on colle des affiches avec les visages des otages israéliens.

On rejoint la voiture. L’ambiance est au pratico-pratique : c’est quoi l’adresse? Toi tu t’occupes de la colle, moi des affiches? On doit coller sur quel mur? Pas celui-là, trop rugueux. On ne pose rien ici, c’est une école. 

Go, vite, on ouvre les portières, vite le coffre, vite, on prend le matériel, vite, on trouve un mur, vite, on applique la colle sur le mur, vite l’affiche, vite, à la suivante. 
5 minutes plus tard, le temps est écoulé. Tout le monde se rue sur la voiture. Viiiiiite. 

Adresse suivante. Les conversations reprennent, elles sont plus intimes ou tentent de l’être: c’est la première fois que tu colles? Elle a quel âge ta fille? Comment tu lui as expliqué la situation? Avec quels mots? Et au boulot, comment tu tiens? La voiture nous dépose. Pause dans la conversation. 

Vite, on reprend. Les gestes sont plus habiles. Pas agiles non plus. Colle, affiche, colle. Plus de colle, vite, on en refait. Quoi, la colle est rose? Oui, mais c’est pas grave, la couleur disparaît au séchage, nous dit-on (ce qui se révélera vrai). 
Vite, plus de temps. Les mouvements s’accélèrent, se déchaînent, se défoulent. On fonce sur le voisin. BAM. Désolé, on n’avait pas vu. Nous sommes tous des colles sur patte. 
C’est fini : ça a passé plus vite que ce qu’on avait anticipé. On se dit adieu comme un signe d’espoir. Un jour, ils seront libérés, non? 

Photo: collectif 7 octobre

Lucie

30 novembre 2023, Paris

Je monte dans la voiture de Delphine, 45 ans. Nous sommes plusieurs : la vingtaine, la trentaine, la quarantaine. Le petit bolide roule aux abords de Paris et j’en profite pour engager la discussion avec Tamara, 23 ans. Pour elle, “cette action ne s’adresse pas nécessairement aux pouvoirs publics, mais plutôt aux anonymes qui passent dans la rue”. Le mot, “action” revient sans cesse dans la bouche des participants. Delphine aussi me le confie: “J’ai impérativement besoin d’être dans l’action. Je n’en peux plus de me sentir impuissante”. 

On tourne dans le quartier. On choisit des lieux stratégiques, visibles. Le collage est intense, physique, comme le raconte Léa. Après une heure de travail, les voitures rentrent. Seule dans le métro, je repense aux mots prononcés par Tamara tout à l’heure: “Des photos d’otages j’ai du mal à comprendre pourquoi on les enlèverait. Ce n’est pas une déclaration politique.” 

Pourtant, j’en ai vu tant arrachées dernièrement. Sur X (anciennement Twitter), puis en bas de chez moi. Je me suis beaucoup interrogée ces dernières semaines sur ce geste. Le Larousse nous explique qu’arracher signifie “enlever, détacher avec effort quelque chose de ce à quoi il tient”.
Les otages ont d’abord été arrachés à leur famille, pourquoi sont-ils maintenant arrachés des murs de nos villes? 

Photo: collectif 7 octobre