Le Lab Pourquoi j’ai quitté la France

J’ai quitté la France il y a presque dix ans et l’on me demande souvent pourquoi. Alors voilà. 

Il y a dix ans j’étais encore Reporter pour les JT de TF1. Ce soir de janvier 2014, Dieudonné remonte sur scène au Théâtre de la Main d’Or après avoir reçu une interdiction temporaire de se produire. Il vient d’être condamné car une partie de son spectacle portait “atteinte à la dignité humaine”. Je suis envoyée pour couvrir les éventuels dérapages mais aussi pour vérifier si la nature de ses textes a bien été changée. Le tournage tourne mal, je me retrouve à la fin de la représentation prise à parti par certains spectateurs. Le lendemain, je deviens la cible sur les réseaux sociaux des fans du comique. En quelques semaines, je reçois des centaines de messages à caractère antisémite, incluant des quenelles dessinées et illustrées sous toutes les formes possibles imaginables, des menaces et des insultes inspirées des clichés anti-juifs les plus primaires et les plus vivaces. 

Je suis rentrée de cette soirée sonnée par ce dont j’avais été témoin dans cette salle. Stupéfaite par la haine et la violence envers la société française toute entière qui émanait des spectateurs. J’ai senti le danger, la perte de repères d’une certaine catégorie de la population se retrouvant dans un ennemi commun. Pour la première fois j’avais senti le changement, le basculement de la contestation à la haine, de la protestation à la violence gratuite, sans fondement et sans limite.

Et bien sûr, une unité farouche derrière une cause de ralliement facilement trouvée : la haine du Juif. Un public qui entonne à coeur joie des hymnes incongrus et se vautre dans une vulgarité qui n’a d’égale que son ignorance, la grossièreté de ses amalgames et autres approximations historiques. Mais tous, unis derrière Dieudonné, “l’artiste incompris et censuré”, se sentent utiles, trouvent à cet endroit enfin un sentiment d’appartenance là où, à leurs yeux, la société a échoué. Ils vibrent, comme investis d’une mission dont ils n’ont aucune idée de la finalité, simplement galvanisés par la haine gratuite couplée à la bêtise la plus élémentaire.  Il y avait un marché de la haine, Dieudonné s’en était saisi. Et par un tour de force que certains qualifieraient de génie, sans grand effort il jouissait d’un public acquis à sa cause et dont l’esprit de haine et de revanche dépassait le sien. 

Il m’a fallu du temps pour revenir librement sur cet incident dont j’ai parlé publiquement pour la première fois en 2018, à l’époque où les manifestations des gilets jaunes en France offraient de nouveau une tribune à l’antisémitisme ouvert, sans complexe.

Je pressentais déjà à l’époque, le silence et le malaise que j’aurais à affronter si je parlais de cet épisode autour de moi. Je pressentais les “oui mais” et les tentatives de contextualisation que j’aurais à encaisser. Alors je me suis tue. J’ai ouvert mes boîtes de messages privés sur les réseaux sociaux en silence pendant des semaines uniquement pour lire des insultes abjectes.

Quelques mois après, j’ai décidé de partir en Israël pour ce qui ne devait être qu’une année sabbatique. Je ne suis jamais rentrée en France. N’y voir là aucun lien de cause en effet, en tout cas conscient. Israël m’a donné un mari et un fils. Nous vivons aujourd’hui à New York. Et comme toute histoire d’amour qui se respecte, je n’ai jamais autant aimé mon pays, sa culture, son histoire et ses traditions que depuis que je l’ai quitté. Quand je pense à ce qui me manque le plus, je pense à cette France des clochers, à ses campagnes, ses traditions et ses paysages à couper le souffle que j’ai eu la chance de découvrir lors de mes reportages pour le 13h de TF1 notamment. La jeune et ambitieuse reporter que j’étais rêvait à l’époque de terrains plus exotiques, plus lointains… Je n’étais jamais si enjouée quand il fallait partir en “province”.  Aujourd’hui je donnerais beaucoup pour repartir sur les routes de nos terroirs, gardiens de notre si belle exception culturelle Française. 

Je suis partie avant Charlie Hebdo et avant le Bataclan, avant l’Hyper Cacher mais après Merah, avant Mireille Knoll mais après Ilan Halimi, avant Sarah Halimi mais après Sébastien Selam.

Alors il est facile, c’est vrai, à 8000km de là, de dire que je regarde mon pays évoluer avec tristesse, que je ne suis pas surprise de voir ces images défiler sur nos écrans, de voir cette haine antisémite investir les avenues et les rond-points de France, de voir les amalgames érigés en slogans et les récits d’agressions anti-juives se multiplier. Pourtant, ce sont cette même violence et cette même haine que j’ai vécues il y a dix ans dans la salle de la Main d’Or et au cours des semaines qui ont suivi. Cette haine, nous l’avons ignorée, moi la première, par insouciance sans doute, par conviction qu’elle était encore loin de nous, par déni très certainement – l’étouffer l’empêcherait-elle d’exister ? 

Combien de temps  faudra-t-il encore attendre pour cesser de laisser la France plonger vers ses heures les plus sombres au nom d’une utopie et d’un idéal qui n’existent plus, ou en tout cas pas pour le moment ? Combien de temps, combien de morts, de blessés et d’agressés faudra-t-il compter pour se réveiller ? La cause palestinienne, la politique de droite du gouvernement de Netanyahu, la colonisation, ne sont que les différents déguisements d’un seul personnage : l’antisémitisme qui, tel un ogre, se nourrit d’un même plat de résistance, la haine du Juif, pure et simple. Pour ce qu’il est. En janvier 2015 je vivais déjà en Israël et j’étais revenue marcher pour la République. Le dimanche 12 novembre 2023, je n’ai pas pu rentrer. Mais quelle image de voir cette foule regroupée converger pour sauver in extremis les valeurs de notre démocratie. 

Et maintenant ? Que va-t-il rester de cette France convaincue et soudée qui a défilé côte à côte ? Quelles actions concrètes naîtront de ces milliers de pas solidaires ? 

Car pour nous, Juifs de France et du monde entier, l’Histoire ne s’arrête pas aux trottoirs de France un dimanche gris de novembre. Aujourd’hui et pour la première fois depuis la Shoah, c’est pour nous tous une question d’existence, de survie. 

Je fête Hanuka et Noël, je dîne autour d’un repas de Shabbat le vendredi soir et le dimanche est toujours pour moi un jour de repos, je ne mange pas de farine levée pendant la Pâque juive et, quand j’étais enfant, je cachais des œufs dans le jardin le lundi de Pâques, et ma nouvelle année peut commencer deux fois si j’ai pris un faux départ, à Rosh Ha-Shana et à la Saint-Sylvestre. 

Je suis juive et je suis française. Et j’aimerais que ces deux adjectifs coexistent en paix dans une même phrase. Pour nos ancêtres qui se sont battus pour, mais surtout pour nos enfants et le monde qu’on leur laissera.