ANNA KLARSFELD En quoi la crise politique que traverse actuellement l’État d’Israël procède-t-elle de ce que vous appelez une « hésitation structurelle », fruit de son histoire singulière ?
DANNY TROM La crise actuelle a bien entendu une dimension conjoncturelle, puisque son élément déclencheur a été un projet de réforme précis, porté par un gouvernement reposant sur une coalition par définition temporaire. Mais cette crise a aussi indéniablement une dimension structurelle. Les manifestations qui rassemblent des dizaines de milliers d’Israéliens chaque semaine depuis des mois expriment la tension fondamentale entre des visions opposées de ce que devrait être l’État d’Israël, tension présente depuis les premiers pas de l’État et qui n’a jamais été véritablement résolue car Israël ne s’est jamais doté d’une Constitution, et donc ne s’est jamais vraiment auto-défini.
AK Justement, pourquoi l’État d’Israël ne s’est-il jamais doté de Constitution ?
DT En 1950, la première Knesset [Assemblée israélienne], qui aurait dû être constituante, renonça à donner une Constitution au nouvel État, et transmit cette responsabilité à la deuxième Knesset, « ainsi qu’à la troisième et à toutes les Knesset à venir », remettant ainsi l’acte constituant à un éternel lendemain. Si l’on se penche attentivement sur les débats parlementaires de l’époque, on s’aperçoit que le motif de cette procrastination sans fin est structurel : on argua que l’on ne pouvait légitimement fixer un cadre constitutionnel car la nation était encore en devenir, en attente d’être complétée par de futures vagues migratoires. Or, du fait de la « loi du retour », qui donne à toute personne ayant au moins un grand-parent juif le droit d’immigrer en Israël, la nation ne pourra être considérée comme « au complet » que lorsque toute la diaspora aura été entièrement résorbée. Ce qui n’arrivera vraisemblablement jamais ! Cela revient donc à repousser pour toujours la tâche de se doter d’une Constitution. C’est une dynamique permanente, sans fin prévisible.
AK Quelles sont les conséquences de cette « procrastination constitutionnelle », pour reprendre votre expression ?
DT Le fait de ne jamais définir clairement ce qu’est l’État d’Israël et quels sont ses objectifs a permis de maintenir jusqu’à aujourd’hui un vide dans lequel les différentes composantes de la société israélienne ont pu projeter leurs visions, disparates et parfois antagonistes, de ce que devait être cet État. Israël s’est construit sur cette ambiguïté, autour de ce vide. C’est même ce vide qui lui a permis de se construire, malgré les différentes visions du sionisme qui, dès le départ, existaient. Quand la vision de Theodor Herzl, Juif assimilé d’Europe de l’Ouest, était celle d’un État-refuge visant à protéger en urgence les Juifs d’Europe, en tant qu’individus, de la catastrophe qu’il percevait comme imminente, le sionisme des Juifs d’Europe de l’Est procédait quant à lui de l’idée d’une auto-émancipation et d’une régénération des Juifs pris en tant que peuple. Dès le départ, donc, différents groupes avaient différents projets pour cet État. Avec les vagues migratoires qui ont suivi, notamment séfarades, de nouvelles versions du sionisme se sont développées, en particulier un sionisme religieux sacralisant le lien du peuple à la terre d’Israël. Le vide constitutionnel avait jusqu’à présent permis à toutes ces versions de coexister sans que la société n’éclate. En sortant du statu quo constitutionnel avec son projet de réforme du système judiciaire, la coalition actuelle rend la clarification inévitable, et met en péril cette coexistence.